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Le droit saisi par l'actualité

par Pierre Morville

Le droit est interpellé par la contestation dans le monde arabe.

Il peut conforter ou limiter les avancées réalisées.Dans un excellent article, Béligh Nabli, directeur de recherche à l'IRIS, s'interroge sur l'interpellation du droit par le mouvement démocratique arabe en cours, sur le plan national et international. Insistant sur la réalité essentielle du droit comme régulateur social, l'auteur montre que l'actuelle production juridique en cours des états ou des instances internationales peut tout autant conforter que limiter les avancées démocratiques réclamées et ébauchées par des mouvements démocratiques, insurrectionnels voire révolutionnaires. Ainsi, certains états pour faire face à la contestation montante, ont renforcé comme à Bahreïn, des mécanismes légaux de coercition et de répression, décrétant sous des formes variées l'extension de régimes d'exception. A l'inverse, certains gouvernements ont assoupli des dispositifs contraignants, comme cela a été le cas avec la levée de l'état d'urgence en Algérie ou les engagements de libéralisation faites par le Roi du Maroc.

En Syrie, les promesses d'assouplissement du régime et la levée de l'état d'urgence décrétée par Bachar El-Assad, n'ont pourtant nullement limité l'ampleur d'une répression féroce du mouvement populaire.

Dans le cas tunisien, la large ouverture démocratique constatée aurait pu être assombrie par la décision de l'instauration récente d'un couvre-feu. Dans la réalité, cette mesure s'explique en grande partie par la montée de l'insécurité et de la délinquance dans les centres urbains, conséquence indirecte du démantèlement et de la réorganisation en cours des forces de police, honnies du fait de leur servilité passée au régime Ben Ali. L'autorité affichée, décrétée par le Premier ministre, Béji Caïd Essebsi, habile et déterminé, s'explique également par le climat d'incertitude que connait actuellement la Tunisie.

Tunisie : la révolution constitutionnelle

Dans le domaine social, le gouvernement doit faire face aux revendications de salariés qui, dans beaucoup d'entreprises, y compris publiques, n'ont touché que partiellement leurs salaires depuis quelques mois. Sur le plan économique, en effet, la situation n'est pas bonne, la croissance est au plus bas et l'inflation redémarre. La saison touristique estivale, traditionnel apporteur de devises étrangères et bouffée d'oxygène pour le commerce et les services, s'annonce sous des jours moroses. Les touristes étrangers évitent naturellement le sud tunisien menacé par la guerre qui se déroule en Libye. Les postes frontières tunisiens font parfois l'objet de canonnades provenant des forces qui s'affrontent et de nombreux réfugiés affluent dans un pays qui, lui, sait les recevoir au nom d'une tradition humanitaire autre que verbale. Mais l'accueil en urgence d'une centaine de milliers de réfugiés pèse également sur les finances de l'état tunisien.

La situation politique est dominée par les perspectives des élections du 24 juillet 2011, date de l'élection de la nouvelle assemblée constituante. « Le choix qui consiste à élaborer une nouvelle Constitution représente un acte révolutionnaire. L'acte constituant, en tant qu'acte de souveraineté, est ici un acte de rupture avec l'ancien régime. En cela, la radicalité de la voie ainsi empruntée par la Tunisie est une manière pour ce petit pays d'assumer sa responsabilité historique dans le mouvement global qui ébranle le monde arabe», note Béligh Nabli. En choisissant de prendre la voix d'une réforme constitutionnelle, suivie d'élections présidentielle, législatives puis locales, la classe politique tunisienne a opté avec justesse pour le renoncement à une architecture présidentialiste, basée sur le mythe d'un « homme fort », qui avait aboutit à la dictature de Ben Ali. Longtemps bâillonnée, la démocratie tunisienne se réveille et les nouveaux partis fleurissent : on ne décompte pas moins de 50 candidats potentiels à la magistrature suprême. Chaque semaine voit la création d'un nouveau parti alors que les premiers sondages indiquent que les Tunisiens ont, au-delà des deux ou trois, du mal à identifier les nouvelles formations politiques !

Ce foisonnement peut certes nourrir la confusion, il peut également enrichir le débat d'idées. Deux dispositions originales peuvent servir de garde-fou. Tout d'abord, l'actuel gouvernement est réellement « de transition » : « Le Premier ministre, les membres du gouvernement provisoire et le président par intérim se sont engagés à ne pas se porter candidats à l'élection de l'assemblée constituante, comme cela avait été souligné dans le décret-loi organisant les pouvoirs provisoires », souligne Abderrahmane Tlili, un ancien opposant récemment libéré. Seconde originalité, la création de « l'Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique ».

Cette commission totalement indépendante a pour chantier les propositions constitutionnelles. Parmi ses dernières idées, une stricte parité hommes/femmes parmi les candidats aux législatives et l'interdiction aux responsables du RCD de se présenter aux élections avant? 23 ans ! Cette mesure rigoureuse sur le plan du droit, parait cependant dans le contexte tunisien, peu réaliste?

L'humanitaire, stade suprême de la guerre

Le pacte constitutionnel tunisien définira donc « le Contrat social qui lie l'État et la société. Toutefois, au-delà de la dimension juridique interne, les mutations politiques dans le monde arabe intéressent les relations internationales, mais aussi le droit international proprement dit. Sur ce plan, la notion d'ingérence reflète les ambiguïtés et les tensions qui animent le droit international », remarque le juriste de l'IRIS. Les relations internationales sont fondées pour l'essentiel en droit, sur des relations entre états qui se reconnaissent et se respectent comme tels. La coopération entre eux est donc basée sur un principe, celui de la « non-ingérence » dans les « affaires intérieures » propres à chaque état. Les empire coloniaux eux-mêmes arguaient de ce principe pour dénier toute critique internationale, y compris sur la répression des mouvements de libération nationale. Quand ceux-ci accédèrent à l'indépendance, les nouveaux états constitués reprirent unanimement l'impératif de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures.

Dans les années 70/80 la persistance d'une conflictualité sur toute la planète, doublée de l'érosion du bloc communiste a multiplié des guerres localisées mais très couteuses pour les populations civiles en Asie, en Afrique et ailleurs, imposant l'interposition des forces de l'ONU et favorisant au niveau international l'émergence d'un mouvement humanitaire et la multiplication des ONG. Le conflit des Balkans marqua une nouvelle étape avec l'apparition d'interventions militaires occidentales pour « raisons humanitaires ». Qu'il s'agisse de la Bosnie, du Kosovo, de la Somalie et de bien d'autres opérations, les motifs avancés de protection des populations se mêlaient des intérêts d'états bien plus terre-à-terre. La plupart de ces interventions ont toutefois été effectuées sous l'égide de l'ONU : «Le chapitre VII de la Charte des Nations-Unies gouverne l'action du Conseil de sécurité en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix ou d'acte d'agression. Dans ces trois hypothèses qui intéressent la paix et la sécurité internationales, le Conseil de sécurité, est susceptible d'exercer un véritable pouvoir de contrainte sur les États », précise Béligh Nabli.

Dans le cas de la Libye, les deux résolutions de l'ONU, numéros 1970 et 1973, sont censées encadrer l'intervention occidentale contre les troupes de Kadhafi. La 1ère résolution couvre l'embargo contre ce pays (y compris sur les armes !), la seconde (la Chine, la Russie, le Brésil, l'Inde et l'Allemagne se sont abstenus), tout en « excluant une force étrangère d'occupation sous quelque forme que ce soit dans n'importe quelle partie du territoire libyen », permet l'instauration d'une zone d'exclusion aérienne et « autorise les États membres (...) à prendre toutes les mesures nécessaires (...) pour protéger les civils et les zones peuplées par des civils sous la menace d'attaques y compris sur Benghazi ». L'application de la seconde résolution pose deux principaux problèmes : le texte ne précise ni la durée ni une éventuelle fin des opérations ; il n'en fixe pas non plus précisément les moyens utilisés. La « protection des civils » impose-t-elle la destruction de l'armée régulière ou la chute du régime du colonel, voire sa liquidation physique ? Question d'interprétation. L'Otan dorénavant chargée de l'opération, a évidemment sa propre grille de lecture. On assiste également à une dévaluation des concepts juridiques. On apprend ainsi qu'un procureur argentin de la Cour pénale internationale de La Haye veut poursuivre pour « crimes contre l'humanité », Kadhafi, un de ses fils et son beau-frère, chef des services. A cette aune, pourquoi ne pas poursuivre également M. El-Assad, M. Netanyahou ou même M. Georges Bush ? Ah ! non, pas Georges Bush ! Vous n'y pensez pas...

Dominique Strauss-Kahn : film-catastrophe

Anéantissement, fléau, calamité, maelstrom, infection, ravage, bouleversement, cyclone, déluge, dévastation, faillite, tonnerre, disette, épidémie, canicule, ouragan, ravages, maelstrom, krach, raz-de-marée, sinistre, ruine, tremblement de terre, sinistre, tsunami..., les mots nous manquent?

A l'heure où sont écrites ces lignes, on ne sait toujours pas bien si DSK, directeur général du FMI, ex-candidat potentiel bien placé à la présidence de la république française est un immonde salopard suspecté de viol avec séquestration ou un simple individu broyé sans preuves réelles, par une machine infernale? Dans les deux cas, ou pour reprendre l'expression, « de deux choses, l'une », il est coupable : il est mort politiquement. Il est innocent et il est mort politiquement.

Au-delà de cette oraison funèbre, deux constats et une interrogation.

La 1ère leçon est de type sociologique. Malgré un déversement permanent de feuilletons nord-américains sur nos écrans de télévisions, qui ont pour thème obsessionnel le crime et son procès, les téléspectateurs français ont pris conscience en direct que le système judiciaire américain était un engrenage guère sympathique pour les prévenus, surtout ceux qui protestaient de leur innocence.

La seconde conclusion provisoire est davantage de nature anthropologique. Notre perception de la réalité ressemble à s'y méprendre à un film-catastrophe continu. A la différence des productions hollywoodiennes, d'une durée d'environ 1h et demi, l'actualité se déroule devant nous comme une accumulation sans fin d'haletants scénarios apocalyptiques : en quelques mois, raz-de marée et accident nucléaire au Japon, crise financière à rebondissements, opérations humanitaires lourdement armées, médicament Médiator qui tue ses malades, opération Géronimo et liquidation de Grand Méchant Satan et maintenant l'Homme de toutes les hautes-finances est démasqué comme serial violeur? Comme dans les bons films catastrophe, une action spectaculaire chasse l'autre. On oublie vite les intrigues et les protagonistes du moment. Et vivement le prochain épisode !

Une interrogation enfin, plus prosaïque. Les services de police de New York semblent connaître quelques difficultés pour reconstituer l'emploi du temps de DSK pendant les trois heures suspectes de son activité peut-être coupable.

Comment peut-on croire, quelques semaines après la mort de Ben Laden, que les services secrets américains ne surveillent pas, pour le protéger contre tout attentat, le patron du FMI, pas à pas, minute par minute ? Ni que la NSA, l'immense « oreille » des services US qui se vante d'avoir la capacité technique de suivre instantanément la totalité des conversations téléphoniques mondiales, n'écoute pas de façon permanente l'ensemble des appels téléphoniques (et autres conversations) d'un homme qui fut il y a encore très peu, si important, notamment pour des finances américaines en pleine spleen budgétaire et monétaire ?