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Paraboles et « constantes »

par Abdou B.

« La parole nous a été donnée pour déguiser notre pensée. »Talleyrand

Il y a effectivement des problèmes générationnels en Algérie, comme il y en a dans tous les pays. Il y a bien sûr des degrés, des mécanismes socioculturels qui amortissent les différences, des systèmes éducatifs, une université qui rapprochent ou relativisent les approches, la vie en milieu rural ou urbain selon les pays. En Algérie, les fractures sont franches, profondes, irréductibles et très souvent contradictoires dans la violence. La privatisation par des «familles» de la guerre d'indépendance, l'érection et l'entretien de «constantes» devenues par la rente des citadelles parfois assiégées sinon des barrières qui tiennent à distance la majorité jeune des centres du pouvoir, des richesses, des loisirs, de l'emploi, du bonheur? Les fameuses «constantes», décrétées par les seuls patrons des appareils qui gouvernent depuis 1962, ont légitimé de faux moudjahidine, de petits responsables ALN-FLN, des sectes régionalistes alternatives, des sans-diplôme frustes et soudards. Ces «constances nationales» sont au plan théorique et de fait des aérofreins, des alibis pour éterniser la mère des constantes, «la transition» dont personne parmi les gardiens du trésor n'est arrivé à expliciter les contours, les mécanismes, le début et éventuellement la fin.

Au fil de l'eau et du temps, la pratique politique, au sens moderne et surtout efficace du terme, l'économie dont les fondements sont l'entreprise, les savoirs, le management, la bonne gouvernance, l'exportation de produits industriels, culturels, agricoles, ont été remplacées par des «constantes», des «spécificités». Ces ingrédients de façon mécanique, fainéante, sont reconduits comme un logiciel figé qui raconte en boucle des histoires pour enfants débiles et/ou autistes. Ce que ne sont pas les Algériens. Aujourd'hui, le consensus est fait au sein de l'alliance présidentielle et sa périphérie, après des décennies depuis le départ du colonialisme. L'ouverture de l'audiovisuel au secteur privé n'est plus un tabou ! Le principe est acquis, bien entendu après «la transition» mystérieuse, fuyante comme l'horizon et, surtout, qui ne fait pas un vrai consensus, nulle part.

Devant des évidences crues et cruelles, le réel, la raison, les pressions internes et externes, la formidable poussée des jeunes et de la société imposent le changement de cap. La réalité, c'est d'abord le fait qu'une petite ville algérienne compte plus de paraboles que toute l'Europe réunie. Sur ce continent, seules les communautés immigrées (asiatique, arabe, africaine, pakistanaise, turque?) possèdent la parabole, très réglementée en territoire européen. L'émigration garde un contact linguistique, culturel ou nostalgique selon les générations, le niveau socioculturel, le revenu, etc., avec le pays d'origine. Les Algériens font exactement le contraire. Emetteurs de nombreuses demandes, très contrastées, les offres leur sont fournies par les sociétés de programmes des pays justement à forte immigration arabe, musulmane et africaine. Les paysages urbain, rural, montagneux algériens sont définitivement défigurés par ce que les fondateurs paresseux des «constantes» stigmatisaient par «l'invasion culturelle», désormais dominante, acceptée volontairement, à domicile.

Les caciques et leurs fans prennent des postures qu'ils pensent être des «ruses» ou des procédés intelligents. Ils sont pour un secteur privé dans l'audiovisuel mais soumis aux «constantes» qu'ils prennent soin de ne pas expliquer. Ils savent par ailleurs que l'Emir, Benboulaïd, Abbane, Amirouche, Ben M'hidi, Boudiaf, Aït Ahmed, Zirout, Abbas et tant de «constantes» fertiles sont de parfaits inconnus pour les jeunes. S'agissant de la communication, réduite à la seule information, on s'évertue, pour mieux occulter les libertés, à faire semblant de s'occuper de la situation sociale des journalistes et de l'éthique, qui concernent un simple secrétariat au Travail et les seuls professionnels. D'autres hommes d'appareils découvrent qu'il faudrait pour des diffuseurs privés, un cahier des charges, des quotas de productions nationales, et tutti quanti. Il y a assurément des blocages, des dénis indépassables.

Dans toutes les grandes démocraties où ont été inventés la TV, le cahier des charges, les quotas communautaires et nationaux, l'éthique et l'esthétique dans l'audiovisuel, les instruments de régulation, les sources de financement, toutes ces «choses» existent et fonctionnent. Pour les secteurs privé et public, dans un grand consensus politique presque «naturel». L'actuel cahier des charges de la seule chaîne publique, qui a un statut juridique, devrait inciter les pouvoirs publics à structurer rapidement un grand audiovisuel national public à l'interne et à l'externe. Deux chaînes généralistes, une d'information continue, une consacrée à la culture, aux loisirs, aux sciences et aux débats relatifs à ces secteurs peuvent être lancées rapidement à l'interne. S'ajouterait une société de programmes généraliste en amazigh dans ses importantes déclinaisons. Au plan international, une chaîne francophone et une autre anglophone compléteraient le tableau affiché en entier sur différents satellites. Parallèlement, les postulants de statut privé seraient rapidement agréés pour la négociation du cahier des charges, des campagnes d'utilité publique, des quotas nationaux, des langues de travail, etc. La transparence et certaines règles (comme en Europe) seront bien entendu énoncées et surveillées quant à leur application. Tous les modèles existent, tous les financements ont été expérimentés, les formats, les lignes éditoriales sont légion. Le Parlement, le gouvernement futurs, les managers privés et publics n'ont que l'embarras du choix pour les sortir tous du choix embarrassé qu'ils suivent, à contrecœur, pour certains. L'Inde utilise 1.600 langues, a 160 millions de musulmans à côté de nombreuses religions. Et pourtant ce pays est une grande démocratie et fait 800 longs métrages par an ! Les constantes ? Des diversités à l'infini ! Ou un audiovisuel national offensif, conquérant qui répond aux demandes nationales ou bien continuer à psalmodier des «constantes» qui ne sont ni celles de la jeunesse ni celles de tous les parabolés, majoritaires et Algériens à 100% ? Dans le monde d'aujourd'hui, tout ou presque peut s'acheter, sauf le temps. Celui perdu par l'Algérie dans le cinéma et l'audiovisuel a déjà un demi-siècle d'âge et les citoyens sont fidélisés et exercent leur choix sur leur toit.