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Le monde déshumanisé

par Abdelhamid Benzerari

«Il n'existe que deux choses infinies, l'Univers et la bêtise humaine?mais pour l'Univers, je n'ai pas de certitude absolue.» Albert Einstein.

Dans sa grande malice, l'homme n'avait inventé que sept péchés capitaux. Le progrès est passé par là:notre civilisation moderne en compte huit désormais. C'est du moins ce qu'affirme le naturaliste viennois Konrad Lorentz, prix Nobel de médecine dans son dernier ouvrage. Au soir de sa longue vie et de sa longue réflexion sur le comportement animal, il s'est intéressé à l'homme. Sans illusions sur lui, mais non sans humour, il nous propose ici un assez lourd dossier sur les périls mortels que courent notre planète et ses animaux «supérieurs «et, comme en s'en doute, par leur propre folie. Certains de ces dangers sont assez bien connus; d'autres, qui le sont moins, n'en sont pas moins graves.

«Les moralistes n'y peuvent rien. Il y a une loi de déshumanisation progressive en vertu de quoi désormais, il n'y a, il ne peut y avoir maintenance que la violence, la corruption et la barbarie.»Aimé Césaire.

Voici donc de quoi méditer pendant qu'il en est temps et voici comment agir s'il nous reste encore la petite vertu cardinale qui nous fait espérer, qu'envers et contre tout, l'homme enfin ressaisi voudra et pourra «réhumaniser» le monde.

Les dernières publications de ce grand naturaliste concernent le résultat de ses recherches éthologiques en matière d'agressivité qui furent publiées en France sous le titre général «L'agression, une histoire naturelle du mal» (1) puis ses essais sur le comportement animal et humain(2).

«Celui qui connaît vraiment les animaux est par là même capable de comprendre pleinement le caractère unique de l'homme.»affirme l'auteur.

Chacun de ses livres n'était ni œuvre de compilation ni travail désincarné de laboratoire, mais se révélait toujours comme le fruit d'une réflexion personnelle, originale et profonde, alliée à une observation des phénomènes en situation. Comme Einstein,issu de sa mécanique relativiste de l'univers, comme Jean Rostand tiré hors d'une patiente,perspicace et méticuleuse étude physiologique des batraciens, l'auteur débouche de l'éthologie pour porter toute son attention aux faits et gestes de ses semblables,les hommes surtout à une époque où l'expansion économique,la dévastation de l'environnement,l'explosion de la population et autres maux redoutables de nos temps modernes s'accroissent à vitesse accélérée. Avec une lucidité remarquable, une prescience qui s'appuie sur des preuves multiples, un humour frangé de craintes, Konrad Lorenz dresse aujourd'hui le procès de notre civilisation et nous ouvre huit dossiers à charge, huit documents aussi irréfutables qu'implacables:»Les huit péchés capitaux de notre civilisation.»(3) De tous les chercheurs de notre temps, Lorenz est celui qui a contribué de la façon la plus décisive aux progrès de la biologie du comportement, en en définissant les contenus, en donnant à cette science en gestation des méthodes maintenant éprouvées, en explorant à la façon d'un pionnier tous ses champs d'application possible. Ce faisant, il s'est penché sur le comportement humain et nous a procuré, malgré l'ambiguïté et la difficulté de l'entreprise, des outils d'investigation, permettant, le plus souvent, d'expliquer l'homme par l'animal. De cette transposition, toute pleine d'une sobre rigueur scientifique, le biologiste passe aujourd'hui à la mise directe en question, à l'accusation, au procès de l'homme. Et si ses affirmations sont toutes étayées par les connaissances qu'il a accumulées au cours de nombreuses années,en observant le monde animal,elles n'en constituent pas moins des assertions péremptoires manifestant un optimisme raisonné vis-à-vis de la créature qui a conquis la primauté sur notre globe,et ne se révèlent pratiquement jamais exemptes d'un certain détachement et d'un subtil humour. C'est en vieillissant que le naturaliste atteint sa plénitude:ses connaissances se développent en réseaux, gagnent en profondeur, ses hypothèses de raisonnement s'amplifient et il n'espère plus guère de nous.

Dans cet ouvrage, qui se présente comme un pamphlet, feutré de ton, mais au contenu impitoyable, Lorenz dénonce tout simplement huit périls que courent la terre et l'humanité qu'elle porte. On remarquera que ces périls gagnent en virulence et qu'ils sont tous notre fait. Voici ces dangers relevés dans ce dernier ouvrage du naturaliste, ouvrage qui manifeste une clairvoyance admirable et se trouve constellé de réflexions fort justes.

«Le premier danger,c'est le surpeuplement de la terre»

Depuis 1950, l'augmentation annuelle de la population provient essentiellement des régions peu développées. Leur part dans l'accroissement de la population mondiale représente prés de 95%.L'explosion démographique se révèle particulièrement dramatique. C'est un danger, car il pousse chacun de nous à s'abriter de la profusion des contacts sociaux d'une façon vraiment inhumaine et, par l'entassement de la population qui en résulte, provoque inévitablement l'agressivité.» La forme la plus déplaisante de la peur se traduit par l'agressivité.»Ferdinand Bac.

Le manque d'amabilité générale, que l'on peut observer dans toutes les grandes villes, déclare l'auteur est nettement proportionnel à la densité des masses humaines agglomérées en certains lieux.

«La dévastation de l'environnement» constitue le second danger

Progressant de façon géométrique, il atteint non seulement le monde extérieur qui nous entoure, mais détruit en l'homme tout respect de la beauté et de la grandeur d'une création qui le dépasse. L'industrialisation et l'évolution technique ont accentué les risques d'altération des cycles et des écosystèmes:eaux usées, déchets, chaleurs, émission de polluants atmosphériques, utilisation de pesticides?ont pris une ampleur inquiétante. L'eau reste dans le monde une des ressources les plus recherchées et les exposées aux risques écologiques. C'est dans les pays en développement que l'eau manque, que la terre surexploitée est appauvrie et que les forêts sont détruites entraînant la disparition de dizaines d'espèces de plantes et d'animaux. L'homme ne vit plus en harmonie avec son biotope et, de cette coupure, il retire un désespoir, qui ne s'exprime guère, mais n'en est pas moins certain.

«La course de l'humanité avec elle-même»

C'est une forme, civilisée mais mortelle, de concurrence intra spécifique. Cette contrainte du dépassement, de la course au profit, de l'arrivisme et de la rapidité, rend les hommes aveugles aux valeurs véritables et les prive du temps de la réflexion qui est une activité absolument indispensable à l'homme. L'une des pires conséquences de ces nouvelles conditions de vie est»l'incapacité manifeste des hommes modernes à rester seuls en face d'eux-mêmes, ne serait-ce qu'un moment.» L'autre consistant en une perpétuelle tension nerveuse et psychique que leur impose la concurrence avec leurs semblables.

«La disparition de tout sentiment fort et de toute émotion»

C'est le quatrième péril couru aujourd'hui par l'humanité. Elle résulte d'une intolérance excessive à la souffrance que les progrès de la technologie et de la pharmacopée parviennent à endormir dans la majorité des cas. A la place de sentiments originaux, l'homme s'adonne à une recherche immodérée des plaisirs, mais il a oublié que c'était la»joie». «Avant tout, c'est la joie qu'une hypersensibilité à la peine rend inaccessible.» note Lorenz avant de préconiser, par le biais de l'éducation, une pédagogie du dépassement qui pourrait, sur ce plan là, permettre à l'humanité de se sauver.

«La dégradation génétique»

 Elle est retenue comme cinquième péril. Dans nos sociétés modernes en dehors de ce que l'on appelle»le sens naturel du droit», il n'est pas de facteurs de sélection venant exercer leur pression sur le développement et le maintien des normes de comportement, bien que celles-ci deviennent de plus en plus nécessaires. On constatera donc une disparition progressive du sens des responsabilités, un infantilisme croissant, une dégénération de l'humanité, une dignité humaine bafouée, le non droit, l'abus d'autorité, le déni?que l'entendement des sociétés ne peut agréer.

«La rupture des traditions»

C'est le sixième danger que nous risquons de rencontrer actuellement. Il a des raisons d'ordre éthologique et d'ordre éthique et provient surtout du fait que nous avons atteint un point critique où les jeunes générations n'arrivent plus à s'entendre avec les anciennes, encore moins à s'identifier avec elles.

Elles les traitent alors comme des pseudos espèces étrangères et les affrontent, de ce fait, avec haine. Les raisons de ce trouble de l'identification viennent avant tout du manque de contact entre parents en enfants et d'exemples acceptables proposés par les premiers.

«La contagion de l'endoctrinement»

Elle sera la septième menace. konrad Lorenz montre que Mitscherlich avait très bien vu le danger que courait l'humanité d'être endoctrinée par un code de fausses valeurs ne profitant qu'à ceux qui l'utilisent. Il ajoute que la puissance de suggestion d'une doctrine progresse en proportion géométrique avec le nombre de ses adhérents et que les mass média constituent des moyens aux incontestables effets dépersonnalisants: former indirectement le moule de l'opinion publique et d'influencer les preneurs de décision.

Ainsi les meilleurs moyens de communication sont aussi des moyens potentiels de surveillance et de manipulation.

«Le péril nucléaire»

Le dernier péril souligné par l'auteur est le péril atomique. Les divers accidents qui se sont produits dans les centrales nucléaires (explosions, fuites radioactives?) à travers le monde dus à leur mauvais entretien (Tchernobyl:Ukraine) et aux séismes de fortes intensités (8.9 à l'échelle Richter au Japon) menacent l'humanité. Concernant le domaine militaire, plus aucun lieu de la planète n'est à l'abri, l'ogive nucléaire peut à ce jour être transportée par un missile intercontinental dans toutes les parties du monde, sans même tenir compte désormais du relief, du climat, ou encore des variations météorologiques.

Il existe deux grandes catégories de bombes atomiques:celles basées sur la fission de l'atome (uranium ou plutonium) et celles basées sur la fusion (bombes à hydrogène).

Pour le moment, le seul problème de prolifération qui se pose en termes concrets est celui des bombes à fission. Mais il ne faut pas écarter l'éventualité de la prolifération de la bombe à hydrogène.

Contre cette menace suspendue sur nos têtes, et que nous payons économiquement et biologiquement très cher, il n'est qu'un seul remède:»Il suffit de ne pas la fabriquer ou de ne pas la lancer.»Mais l'auteur ajoute ou rectifie aussitôt:» Etant donné l'incroyable bêtise collective de l'humanité, c'est déjà un but difficile à atteindre!».

Comme a dit déjà Jean Rostand qui, lui non plus ne nourrit plus d'illusions envers ses semblables:»Tous les plaisirs sont permis à l'homme, même celui de disparaître!»

-1 Flammarion, coll. Nouvelle bibliothèque scientifique.

-2 Le Seuil

-3 Flammarion

-4 Pensées d'un biologiste.