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L'information, la science et la passion

par Mohammed ABBOU

Pour la huitième année consécutive, en ce jour consacré à la liberté de la presse, il quitte, à l'aube, son domicile pour rejoindre la capitale à près de deux cents kilomètres de son village.

Pour la huitième fois, il sacrifie au même rituel, il met ses pas dans les derniers pas de sa fille vers son rendez-vous avec la mort. Il se recueille longuement devant la plaque commémorative portant le nom de la défunte et du collègue qui a péri dans les mêmes circonstances tragiques.

 La plaque est fixée sur un grand mur aveugle. Aveugle comme le monde qui l'entoure en ce jour et ne le voit pas ; la plaque défraichie et noircie par les gaz d'échappement des automobiles n'est plus très visible.

 Très peu de gens savent encore qu'en ces lieux un drame a coûté la vie à deux jeunes gens unis dans la galère avant de l'être dans la mort. La galère d'un métier qui a conquis leurs cœurs mais dans lequel ils n'avaient pas totalement conquis leurs places. Ils nomadisaient de titre en titre, ils se battaient de toute leur énergie pour apporter, chaque jour, un élément de leur compétence à l'insatiable urne de la preuve professionnelle. Ils sont partis avant le dépouillement.

 Sa fille, ainée d'un frère à peine sorti de l'adolescence, sans diplôme et sans emploi, et d'une sœur encore au collège, a terminé ses études dans de pénibles conditions. Il était déjà réduit à l'inactivité par la maladie quand elle a entamé la préparation de sa licence. Diplôme en poche, elle a frappé, en vain, à toutes les portes pour un emploi dans l'administration ou l'éducation. Elle s'engage alors dans le journalisme comme on emprunte un chemin de traverse dans le but de reprendre sa route plus loin. Mais, dans ce sentier provisoire, elle a découvert son besoin d'aider les autres, de mettre des mots sur leurs problèmes, de débusquer la réalité derrière la cosmétique officielle, de dépouiller de ses accessoires la vraie scène de la vie.

 Elle supportait les brimades de ceux dont elle dérangeait l'ordre, le mépris de ceux qui ne voyaient en elle que la « pigiste » hargneuse et entêtée et même les sarcasmes des confrères qui ont choisi d'écrire du bon côté de la page.

Au fil des jours, son verbe devenait plus précis, plus évocateur, plus sonore. Ses mots prenaient leur distance avec les difficultés quotidiennes du métier et les avanies personnelles.  Ses mots se détachaient de ses angoisses, ils étaient de moins en moins revanchards et plus efficaces. Ils échappaient à la souffrance de leur auteur comme à ses effets de manches pour ne pas trahir la confiance du lecteur. Ils se rebellaient même contre l'esthétique du métier pour ne plus se soumettre qu'à l'éloquence de la sincérité. Sa fille écumait les endroits les plus improbables, elle traquait l'information là où les hommes craignaient de se rendre. Elle allait là où même l'avenir ne voulait plus aller. Il souffrait, en silence, des propos que les voisins échangeaient sur elle et sur sa « virilité » professionnelle, mais lui savait que sa fille avait la foi d'un noble métier, elle avait la grâce de l'être tout entier au service de ses semblables. Une jeune fille en charge de sa nombreuse famille, chaque jour en quête de sa subsistance, chaque jour en lutte contre la privation et le dénuement. Mais, chaque jour en quête d'une éclaircie dans un pays dont la générosité est sélective. Chaque jour au front de l'actualité pour aider au réveil des consciences.

 Une jeune fille qui a découvert sa vocation auprès des petites gens, qui est devenue leur écrivain public pour porter leurs souffrances à l'opinion de leurs semblables et de leurs responsables. C'est dans les impasses des bidonvilles qu'elle s'est frottée aux difficultés de l'investigation, c'est dans les paraboles du langage populaire qu'elle a appris à relater les faits, à aiguiser le sens de sa restitution et sa portée.

Certes, elle admirait les grands du métier, parmi eux beaucoup ont payé pour leurs convictions; elle doit probablement souffrir pour les siennes. Mais, tout en apprenant, elle ne voulait pas dissiper son capital en le libérant par frottement comme un automate, elle cherchait à comprendre et ne désespérait pas de trouver une piste même dans le plus absurde fait de l'homme. Et c'est en collant de près, de très près aux événements qu'elle a mis sa vie en péril. Elle ne savait pas tricher avec l'objectivité, elle voulait vivre la douleur des gens avant d'en faire son scoop. Elle en a payé le prix le plus fort. Sa fin tragique symbolise, à elle seule, le sacrifice d'une corporation née spontanément dans l'euphorie d'une ouverture politique, vite débordée par sa propre audace.

 Des ouvriers de la plume qui inventent leur métier et le découvrent en même temps que ceux auxquels ils destinent le fruit de leurs efforts.

 Des tâcherons de la liberté qui ouvrent à tour de bras des chantiers qui ne doivent jamais s'achever. Des combattants «verbis tantum» qui n'ont que leurs convictions face aux dangers de la vie et aux pièges des hommes.

 Il ne peut qu'en être fier, fier au larmes d'une fille honnête et toute dévouée à sa famille. Il se sent coupable de lui avoir légué ses responsabilités de manière injuste et par surprise. Coupable de lui avoir volé sa jeunesse, de l'avoir empêchée de rêver, d'avoir des béguins, des chagrins. Coupable d'avoir épuisé l'avenir de sa fille dans la prise en charge du présent familial. Vivante, elle s'est substituée, spontanément, à lui dans ses responsabilités de père, préservant la dignité des siens et lui évitant l'humiliation. Morte, elle lui a valu le res-pect et la sincère compassion de personnes qu'il ne pensait jamais rencontrer. Tous ceux qui sont venus l'accompagner dans sa dernière demeure, et ils sont nombreux, n'ont pas tari d'éloges sur elle, sur son humilité, sur sa détermination.

 Des autorités locales et nationales ont cru utile de faire le déplacement et ont promis de lui apporter leur aide.

 Il se rappelle encore de ce premier responsable du secteur, qui n'occupait pas, lui non plus, tout son siège parmi les abonnés du portefeuille institutionnel, venu lui dire toute sa sympathie. Il le sentait réellement bouleversé mais incapable de réprimer les reflexes politiques qui entachaient son émotion. Il portait les scrupules cumulés de sa charge, alors il était à la fois lui-même et les autres.

Au moment de quitter les lieux, un jeune homme s'approche, le salue et lui demande s'il est un parent des disparus. Il lui apprend qu'il s'arrête, lui aussi, chaque année, pour un instant de recueillement sur le chemin de son rendez-vous avec les autres, devant une stèle commémorative.

 Il en est évidemment ému, mais il connaît le jeune homme pour le voir souvent sur le petit écran et, sans douter un seul instant de sa sincérité, il sait qu'il ne peut pas être collègue de sa fille. Leurs mondes ne se sont jamais rencontrés. Il donne de l'emphase aux gestes officiels : elle amplifie les appels des laissés-pour-compte. Il déclame les rimes commandées par des gens repus ; elle prête sa voix à la parole aphone des gens sevrés. Il cajole le prompteur pour « recevoir » son inspiration ; elle recueille ses idées dans les yeux de ses semblables. Il fait violence à la réalité pour satisfaire une hypothèse ; elle chasse le paraître pour dénuder l'ineffable réalité. Il use des envolées lyriques pour divertir l'intelligence ; elle observe, elle décrit, elle convoque la raison.

 Il transpire la certitude d'un pays heureux et comblé à peine chatouillé par des ennuis épisodiques ; elle s'épuise à chercher la moindre trace du bonheur qu'il glorifie tous les jours. Elle aurait bien voulu le trouver, elle aussi, cet Eden, et prendre sa part de béatitude. Prenant le silence du vieil homme pour de la perplexité, le jeune homme reprend les présentations et insiste sur sa relation professionnelle avec les défunts en précisant qu'il est du métier et qu'il a fait la science de l'information. Le père a très bien entendu et, justement, il ne pouvait être le collègue de sa fille. De l'information, il a peut-être la science, mais elle?, elle en avait la passion.