Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Les oignons du Ramadhan

par Abed Charef

Combattre la pénurie par les importations : une vieille recette que la bureaucratie algérienne maîtrise parfaitement. Et si ça ne suffit pas, il est toujours possible de sanctionner le consommateur.

C'est promis: la pomme de terre et les oignons ne manqueront pas durant le prochain Ramadhan. Deux ministres algériens, celui de l'Agriculture, Rachid Benaïssa, et celui du Commerce, Hachemi Djaaboub, en prennent l'engagement. Ils ont d'ores et déjà entamé les réunions et engagé les décisions nécessaires pour éviter les traditionnelles pénuries et les hausses de prix du Ramadhan.

 Les experts ont été consultés, les spécialistes ont été appelés à la rescousse, et les cadres des deux ministères ont été appelés à se mobiliser pour permettre aux Algériens de passer un mois d'août tranquille. Autant d'efforts ne peuvent que rassurer. Courgettes, tomates et concombre seront disponibles en abondance. Rien n'a été épargné pour garantir une stabilité du marché.

 Quant aux viandes, il est permis de dire, pour une fois, que le gouvernement a pris le taureau par les cornes. Une mesure salutaire est envisagée : importer la viande du Soudan. Car depuis le fameux match de Khartoum, l'Algérie a découvert que ce pays n'est pas seulement un immense réservoir potentiel de richesses, mais que c'est aussi un grand pays agricole, producteur de viande, et qui éprouve de grandes difficultés de l'écouler. Des missions algériennes sont d'ores et déjà sur place pour étudier la question, et mettre en place les réseaux nécessaires pour assurer l'acheminement de la viande soudanaise vers le marché algérien.

 Premier paradoxe : le Soudan subit une guerre civile au Darfour, une autre dans le Sud, qui menace sécession. Sa frontière Ouest connaît une déstabilisation chronique à cause de relations difficiles avec le Tchad ; une partie de la population soudanaise vit à la limite de la famine, et une autre subit une situation terrible depuis des années ; son président fait l'objet d'un mandat d'arrêt délivré par un tribunal international ; enfin, c'est les seul pays au monde où une femme a été condamnée à une peine de prison pour avoir porté un pantalon. Et c'est dans ce pays que l'Algérie cherche une source d'approvisionnement en viande pour assurer la stabilité du marché pendant le Ramadhan !

 Ce paradoxe n'est pas le seul. Il est aggravé par d'autres éléments, qui révèlent l'incroyable incurie du discours économique algérien. Il suffirait ainsi de relire les journaux de l'an dernier, ou d'il y a quinze ans, pour retrouver les mêmes promesses, formulées par les mêmes ministres, s'engageant à assurer l'approvisionnement régulier du marché algérien, sans jamais y parvenir. Et quand la crise s'installe, on recourt à des importations hâtives, sans concertation ni préparation.

 L'importation est d'ailleurs une donnée de base de la réflexion des hauts responsables. La pomme de terre manque ? On importe dans la précipitation, en supprimant les taxes douanières. Pénurie de ciment ? On charge les bureaucrates d'importer un million de tonnes, puis un autre million, pour rétablir l'équilibre du marché. Ultime consécration de cette démarche, l'Algérie a fini par importer une autoroute et, avec elle, un énorme scandale. Et c'est ainsi que les ministères se sont transformés en simples offices d'organisation des importations.

 Cette vision a définitivement consacré l'Algérien comme consommateur. Impossible, pour lui, de se transformer en producteur. Le marché algérien a beau absorbé 300.000 véhicules par an, les gouvernements qui se sont succédés ont été incapables de lancer le moindre projet susceptible d'assurer, à terme, la satisfaction d'une partie de cette demande.

 Cette préférence pour l'importation s'est imposée avec la rente pétrolière, et a été renforcée depuis que les prix du pétrole ont commencé à grimper, offrant à l'Algérie une relative aisance financière. Et plus les années passent, plus la tendance s'accentue. Même le Premier ministre Ahmed Ouyahia s'est aperçu de la gravité de la situation. Il a essayé de stopper brutalement les importations, oubliant que l'enjeu ne se limite pas à ce seul chapitre. En effet, il ne s'agit pas d'interdire l'importation, mais d'organiser l'économie du pays pour produire, et exporter autre chose que des hydrocarbures.

 L'échec est reconnu au plus haut sommet de l'Etat. Peut-on en conclure que les dirigeants algériens se sont trompés, ou qu'ils ont commis des erreurs? Il faut supposer que non, puisqu'ils sont toujours en place. Et si les dirigeants n'ont pas commis d'erreur, il doit bien y avoir un coupable. A en croire des déclarations publiées cette semaine dans la presse, le ministre de l'Agriculture semble avoir trouvé les fautifs. Pour lui, quand il y a pénurie de pomme de terre ou hausse du prix de la viande pendant le Ramadhan, la faute en incombe au citoyen. C'est le citoyen qui consomme à tort et à travers, qui achète n'importe quoi, provoquant une instabilité chronique du marché. Il faut donc sanctionner les citoyens qui, non seulement ne produisent pas, mais consomment beaucoup, et mal.

 Hélas, ces citoyens sont déjà suffisamment sanctionnés. Existe-t-il sanction plus lourde que le maintien de M. Hachemi Djaaboub au ministère du Commerce pendant une décennie?