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Monologue du maraîcher percussionniste

par Akram Belkaïd

Bonjour. Je peux m’asseoir à côté de vous ? Ça vous gêne pas ? Vraiment ? Bon... Merci, c’est gentil. C’est fou, hein ? On est en plein mois d’août et ce parc est toujours plein. Moi je pensais que les gens partaient en vacances mais on dirait pas. C’est l’argent qui manque, c’est sûr. Cette année, j’ai préféré ne pas rentrer au bled. Le billet d’avion, les cadeaux, les parents et les amis qui demandent un peu de devises, ce sera l’année prochaine. Ça m’ennuie un peu, surtout pour le ramadan.

 Je vous parle du bled parce que je sais que vous êtes Algérien. Ça fait pas longtemps que je vous ai repéré dans le quartier. On est un petit groupe, on se connaît tous. Il y a des Marocains, des Tunisiens, des Algériens, des Egyptiens, des Sénégalais et même des Tchadiens. C’était l’année dernière, pendant la fête de la musique. Vous ne vous souvenez pas ? On jouait des percussions. On a eu un succès de professionnels. Moi j’avais une derbouka. Quand vous êtes passé, y’a le Sénégalais, c’est le père du petit Abdel - vous le connaissez - qui m’a dit que vous étiez du pays. Algérois, hein ? Moi je suis de Miliana. Une belle ville. Enfin, avant.

 D’habitude, j’y retourne toujours pour le ramadan mais cette fois j’irai manger la chorba au restau d’en bas. C’est aussi quelqu’un du bled. Je crois qu’il est de Bordj. Son restaurant c’est La Baraka. Vous connaissez ? Dommage. Il faut essayer. Leur couscous est très bon. Mais attention, lui, il ne le fera jamais avec des merguez. Ça, c’est un truc de Français. Hchouma ! Une honte. Rien qu’à vous parler du carême, j’en salive déjà.

 Et vous, vous rentrez au bled ? Ah bon ? Remarque, je comprends. Avec la chaleur, le retard des avions, c’est pas facile. Il faut vraiment en avoir envie, mais bon, ça va quand même me manquer cet été. En fait, ma femme, elle prend juste une semaine de vacance en août et elle veut rester à Paris. La vérité c’est qu’elle a pas vraiment envie d’aller au pays en plein ramadan. C’est normal. C’est pas tout le monde qui comprend nos ambiances. Il faut avoir vécu ça dès son enfance. Non, non, c’est une Française. Une Bretonne. Comme Le Pen ! Non, ne riez pas. Elle est pratiquement du même village.

 Ça fait vingt ans que je vis ici. Quand j’ai eu vingt-cinq ans, mon père m’a fait venir. Il était cuisinier dans un grand restaurant. Moi j’ai pas pu suivre sa trace. Je travaille à Rungis. La nuit. Fruits et légumes. C’est un autre monde, vous savez. C’est dur, mais c’est l’école du courage. Des fois, je me dis qu’on devrait obliger les jeunes des cités à venir bosser avec nous, de minuit jusqu’à l’aube, pendant six mois. Après, ils comprendront. Et même les enfants du bled, ceux qui rêvent du visa. On devrait leur permettre de faire la même chose : stage à Rungis. Rien de mieux pour qu’ils comprennent que rien n’est facile ici.

 Attention, moi ma femme, je l’ai mariée bien après avoir eu mes papiers. Je sais ce que peuvent penser les gens. Ils se demandent si c’était pas un mariage louche, vous comprenez de quoi je parle. Moi, je préfère le dire, comme ça, pas d’embrouille, pas de gêne. On a deux enfants. Il y a le petit Zaki, vous le connaissez. Quand il sera en âge de comprendre ces choses là, je lui dirai aussi. A lui et à sa petite soeur. Leur père, il est venu en France avec un visa de tourisme et j’ai été clandestin pendant presque dix ans. C’est grâce aux socialistes que j’ai eu les papiers. Merci monsieur Chevènement ! C’est des choses qu’on n’oublie pas même si en ce moment on dirait que les socialistes ont tous été frappés par le tikouk.

 J’ai pas honte d’avoir été clandestin et je suis fier d’avoir eu mes papiers avant le mariage. La tête haute, c’est important. Au bled, je me suis disputé avec un parent à cause d’une blague stupide. Vous la connaissez ? Si, je suis sûr. Y’a pas un Algérien qui vit en France qui ne l’a pas entendue au moins une fois. C’est l’histoire d’un gars de chez nous qui a fait un mariage avec une gawriya pour avoir les papiers. Un jour, il reçoit un cousin du bled et il en fait trop. Il frime, il montre qu’il a réussi et un soir, il décide d’en jeter encore plus en l’invitant, avec sa femme au restaurant. Dans la rue, il y a du verglas, la femme glisse et tombe par terre. A ce moment-là, le cousin se venge et dit : fais attention, ramasse tes papiers.

 Ma femme, elle a entendu cette blague et ça lui a mis la douda dans la tête. Elle savait que j’avais mes papiers quand on s’est rencontrés mais elle m’a quand même posé la question. Vous vous rendez compte ! Voilà comment on crée des problèmes à des gens qui n’ont rien demandé. Maintenant, je préfère le dire. Je suis sûr que votre cerveau a fabriqué la même idée quand je vous ai dit que ma femme était Française. Non, non, faut pas jurer. C’est pas bien de mentir même par politesse. C’est normal de penser comme ça. C’est notre monde.

 En tous les cas, mes deux enfants ont un prénom arabe. Et j’ai pas essayé de tricher. Tu te rends compte, il y a des gens qui changent l’orthographe pour brouiller les pistes ! C’est comme l’autre chanteuse là. Elle dit qu’elle s’appelle Nadiya. C’est quoi ça ! On n’a jamais écrit ce prénom comme ça. Enfin, s’il y avait que ça ! Bon, je vais y aller. Ça m’a fait plaisir de discuter avec vous. Vous jouez d’une percussion ? Non ? C’est pas grave. Si vous avez envie de faire tourner la derbouka, on se réunit ici tous les dimanche matin, vers onze heures. A bientôt, je compte sur vous, hein ?