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D’un Suisse imaginaire observant les Algériens vaquer à leurs occupations quotidiennes

par Boudaoud Mohamed

Les mots sont comme les abeilles : ils ont le miel et l’aiguillon.

Proverbe suisse

 

Si vous êtes un Algérien et qu’on vous demande d’observer un Algérien vaquant à ses occupations quotidiennes, et de noter sur un calepin ce que vous aurez remarqué de particulier dans ses attitudes, il est très probable que vous rendiez le carnet vide parce que vous n’auriez rien vu qui mériterait d’être consigné.

C’est évident. Vous avez en général les mêmes comportements que votre compatriote. Ses gestes sont vos gestes. Ses paroles sont vos paroles. Vous avez été tous les deux configurés par la même culture. En plus, vous avez été à l’école algérienne où des enseignants vous ont appris à pousser des exclamations d’émerveillement sur le monde, mais ne vous ont jamais appris à l’observer et à l’interroger. L’habitude a fait le reste. Elle vous a transformé en mécanique. Elle a vidé vos yeux de toute vigilance.

 Elle a émoussé votre attention qui est à présent aussi coupante qu’un couteau à beurre. Bref, tout vous paraît normal.

 Mais si on demandait la même chose à un Suisse, alors, en supposant qu’il arrive à supporter cette pénible tâche, un carnet ne suffirait certainement pas. Il en remplirait des tas de carnets. Cependant, nous ne pouvons pas confier cette mission à un Suisse réel. Les étrangers nous cherchent la petite bête depuis longtemps et pourraient profiter de l’occasion pour envahir le pays et s’emparer de « nos richesses ». En plus, les Algériens n’aiment pas qu’on farfouille dans leur linge. Ils sont pudiques. Il y a de quoi, c’est un linge qui n’est pas très net. Donc, ça sera un Suisse imaginaire.

 Nous sommes donc obligés de faire un effort ensemble et d’essayer de nous regarder comme le ferait ce Suisse. C’est une expérience très difficile et très pénible, mais qui se termine merveilleusement bien comme vous le verrez si vous avez la patience de lire cette histoire jusqu’au bout. La fin est très romantique. Il y a de l’amour et tout. Allons-y.

 D’abord, le pauvre bonhomme refuse de croire ses yeux. Il n’a jamais assisté à un désordre pareil. Il se croit dans un immense grenier. Comment suis-je arrivé là, se dit-il ? Mais dans ce bric-à-brac, les objets bougent en faisant un bruit infernal. Il ouvre bien les yeux et distingue des êtres humains et des voitures qui hurlent et s’agitent dans tous les sens. Il s’est donc trempé. Il n’est pas dans un grenier. Il s’inquiète : Dieu Tout-Puissant, où suis-je ? Il a peur. Mais vite, il se reprend. Il sait où il est maintenant. Quel idiot, il fait ! Il assiste à un carnaval. Mais quel carnaval ? Celui de Rio de Janeiro ? Non. Il ne voit pas d’hommes et de femmes masqués qui se déhanchent presque nus. D’ailleurs, il ne se souvient pas avoir décidé d’aller à un carnaval. De nouveau, la peur s’empare de son corps. Il n’a plus de jambes. Il tombe dans les pommes. Il risque d’avoir des problèmes de santé. C’est le moment d’intervenir. Nous nous approchons de lui. Nous lui faisons avaler une cuillère à soupe de miel pur. Petit à petit, il reprend des couleurs. Nous l’informons alors qu’il n’est pas dans un carnaval mais chez nous, en Algérie. Nous lui apprenons aussi que nous l’avons créé pour nous observer et nous dire comment nous vaquons à nos besoins. Il pleure de joie et nous promet de nous rendre ce service. Pour le remercier, nous lui offrons une deuxième cuillère à soupe de miel pur. Maintenant il se porte bien. Il décide de se mettre au travail. Péniblement, il arrive à arracher au désordre qu’il a sous les yeux des éléments qui se laissent empaqueter dans des mots. Voici un échantillon des notes qu’il a prises tout au long de son séjour parmi nous.

 

Note 1

 

 Les femmes sont rares. Le monde extérieur appartient presque exclusivement aux hommes et aux enfants. Les hommes occupent tous les espaces. Ils foisonnent particulièrement dans les cafés et la rue. Ils ne travaillent pas. Ils sont très nerveux. Ils parlent à haute voix. Fument comme les vieilles locomotives. Leurs discussions évoquent des querelles. Ils ne causent pas, ils se bagarrent. On ne lit sur leur visage aucun signe de joie de vivre. Les rares femmes qui passent dans la rue donnent cette impression d’être pressées de rentrer chez elles, comme s’il leur était dangereux de s’attarder dehors. Elles ont l’air très malheureuses. C’est rare de voir un couple, et qu’on en voit un, l’homme précède la femme de quelques pas et donne l’impression de porter un énorme fardeau sur le dos. Il est terriblement gêné. Les hommes sont presque toujours avec des hommes. Les femmes avec des femmes et souvent avec beaucoup d’enfants dans les bras ou à la main. Bref, cette communauté doit avoir été frappée par un malheur qui a fait que l’homme et la femme se fuient tout le temps. Il me faudra éclaircir ce mystère.

 

Note 114

 

 Les habitants de ce pays vivent dans un tapage indescriptible. Cris et appels, klaxons en colère, vrombissements de moteur qu’on fait ronfler sans répit, pétarades de motocyclettes montées par des énergumènes très dangereux, chansons pleines de hurlements larmoyants qui jaillissent des cafés, des kiosques et des voitures, aboiements et miaulements de chiens et de chats errant librement parmi la population, caquetage de poules et beaucoup d’autres bruits s’entremêlent dans un vacarme continu qui rappelle une panique générale. Aucun lieu dans ce pays bizarre n’est épargné par le tintamarre. Ils doivent posséder des oreilles d’une résistance particulière, car ils ne paraissent pas du tout incommodés par ce phénomène. Ils vaquent à leurs besoins comme si de rien n’était. Il se pourrait donc qu’ils ne peuvent vivre autrement. Peut-être que c’est le boucan qui adoucit les mœurs chez eux. Remarque : il serait intéressant de les étudier quand ils sont plongés brusquement dans le silence. Il est plus que probable que beaucoup parmi eux ne survivraient pas à cette expérience.

 

Note 4.578

 

 Les ordures ménagères sont entassées un peu partout et peuvent rester ainsi pendant des journées entières. Ce sont souvent des enfants qu’on envoie jeter ces déchets. Qui ne les déposent pas toujours dans les lieux-dépotoirs qui leurs sont destinés par la mairie. Les sachets en plastique contenant ces détritus sont attaqués et crevés par des chiens et des chats errants. La saleté s’étale et s’éparpille sur le sol en traînées puantes et baveuses. Ces immondices et les odeurs nauséabondes qui s’en dégagent ne semblent déranger personne. Il m’est arrivé même souvent de voir des gens discuter joyeusement à quelques mètres d’un endroit utilisé comme une poubelle à ciel ouvert ou d’un regard soufflant des vapeurs mortelles. Ce peuple semble vivre ailleurs, indifférent à ce qui se passe autour de lui. On a l’impression que ce monde ne l’intéresse pas. En tout cas, les habitants de cette contrée doivent posséder une poitrine dotée d’un système de protection qu’il serait judicieux de découvrir.

 

Note 256.325

 

 Ils font beaucoup d’enfants qu’ils envoient s’épanouir dans les rues. Les gamins sont criards et très nerveux. Ils sont plutôt maigres et ont l’air malades. Ils s’amusent avec tout ce qu’ils trouvent sur leur chemin. Des seringues, des clous, du fil de fer, des bouteilles en plastique, des morceaux de bois, des bouteilles et des canettes de bières vides, des serviettes hygiéniques, des couteaux, des cuillères, des fourchettes, des débris de verre, des pierres et beaucoup d’autres objets que la pudeur m’empêche de nommer, et qu’ils ramassent parfois dans les tas d’ordures qui jonchent le pays. Comme il n’y a pas de gazon ou de sable où ils peuvent s’adonner à leurs jeux, ils sont couverts de poussière. Ils grandissent dans un environnement très sale et grouillant de microbes. On les voit rarement accompagnés par leurs parents.

 On les rencontre parfois mendiant de l’argent ou vendant du pain, des sachets ou autre chose sous un soleil de plomb ou dans un froid de chien. Les adultes de ce pays mystérieux semblent avoir une vision particulière de l’éducation. Hypothèse : puisqu’il n’a prévu pour ses petits aucun espace de jeux ou jardin propres, ce peuple doit peut-être penser qu’il est bon de les laisser pousser dans la crasse. Encore une chose : à la sortie de l’école, les enfants de ce peuple explosent d’une joie qui n’est pas normale. L’interprète qui m’accompagne dans cette mission m’a traduit quelques-uns de leurs cris. Ce sont des grossièretés qui ont un rapport très étroit avec les parties honteuses. Remarque : je demanderai à mon interprète de me faire rencontrer des enseignants.

 

Note 2.563.896

 

 Mon interprète a enfin réussi à me faire rencontrer un groupe d’enseignants dans un café. Tous des hommes. En s’adaptant peu à peu au tapage et à la fumée de tabac qui saturaient l’atmosphère, j’ai pu comprendre mon interprète. Après les présentations, nous avons eu une longue « discussion » sur des sujets divers. Le mauvais œil, en particulier. Beaucoup parmi eux pensent qu’il est d’une importance capitale que les enfants sachent se défendre contre les coups méchants de ces regards nuisibles. « À quoi cela servirait de leurs apprendre comment calculer le périmètre d’un rectangle, Monsieur le Suisse, s’ils ne savent pas comment se protéger contre le mauvais œil, s’est exclamé un instituteur. »

 Ce sont en général des gens qui voient partout des choses immorales et des monstres. Ils sont particulièrement critiques à l’égard des jeunes. Ils les trouvent complètement égarés et pensent qu’ils ont besoin d’être surveillés de près par leurs parents et les institutions du pays. Quelqu’un, un enseignant de mathématiques, a recommandé le fouet. « C’est avec le fouet que j’ai été élevé, a-t-il répété plusieurs fois. » Les autres ont approuvé. Ils ont surtout parlé des filles qui s’habillent à l’occidentale comme étant porteuse d’effets vestimentaires très dangereux pour la santé mentale des hommes. Ils m’ont expliqué longuement qu’un jean moulant pouvait avoir des conséquences désastreuses sur l’équilibre mental d’une communauté. J’ai dit que c’était impossible, qu’un jean moulant ou pas reste un jean, et que nous ne voyons en général que ce que nous avons dans la tête. Ils ont montré des signes d’impatience et de mécontentement. Les habitants de ce pays n’aiment pas qu’on les contredise. Ils sont très heureux quand vous êtes d’accord avec ce qu’ils disent. Ils vous touchent et donnent l’air de vouloir vous embrasser. Ils peuvent aller jusqu’à vous inviter chez eux. Hypothèse : ils semblent avoir eu une enfance malheureuse. Ils n’ont sûrement pas été heureux pendant leur jeunesse. Ils ont les comportements de gens qui ont vécu dans la frustration. Ils donnent l’impression de s’attaquer violemment à un bonheur qu’ils n’ont pas connu. Il ne doit pas être agréable pour les élèves de rester des heures entières face à ces adultes qui semblent avoir beaucoup souffert. Ce qui expliquerait pourquoi ils explosent de joie à la fin des classes.

 

Note 2.563.897

 

 Aujourd’hui, mon interprète m’a fait visiter une université. La première des choses qui a attiré mon regard, ce sont des chiens se promenant parmi les étudiants. J’ai dit à mon interprète : pourquoi laissent-ils des chiens de laboratoire errer ainsi librement dans la cour ? Il a éclaté de rire. Ce ne sont pas des chiens de laboratoire, qu’il me répond, ce sont des chiens errants qui ont élu domicile ici.

 J’ai remarqué aussi que pas un seul étudiant n’avait un livre à la main. Ils ne lisent pas. Ils écoutent de la musique diffusée par des téléphones portables. Ils possèdent presque tous cet appareil.

 En visitant les salles de classe, nous avons vu un homme interpeller durement un étudiant et une étudiante. La fille pleurait et semblait demander pardon. Le garçon parlait doucement comme s’il voulait calmer l’homme. Mon interprète m’a expliqué que c’était un gardien qui avait sûrement pour mission de ne pas permettre à deux étudiants de sexe opposés de rester seuls dans une salle.

 

Note 3.021.451

 

 Les habitants de ce pays se disputent pour un oui ou pour un non. Brusquement, au moment le plus inattendu, c’est la bagarre. Le moindre mot les jette les uns sur les autres avec violence. C’est alors un évènement bizarre. Des dizaines d’enfants surgissent de tous les côtés, poussant des cris perçants. Parfois, les mères, les sœurs et les cousines de ceux qui sont en train de se battre se répandent dans la rue, criant et appelant et insultant. Une foule bouillonnante se forme autour des belligérants. Des automobilistes se garent n’importe comment pour assister à la bataille. On ne voit plus de différence entre les gamins et les adultes. Ce fait banal en soi est vite transformé en guerre. Et en spectacle.

 

Note 3.999.999

 

 Ils ont tout le temps un portable collé à l’oreille. Ils n’arrêtent pas de parler dans ces engins. Dans la rue, dans les bus, dans les cafés, dans les voitures, dans les magasins, il n’y a pas un lieu où vous ne rencontrerez pas un habitant de ce pays en train de hurler dans ce machin. Ils se les montrent aussi dans la rue comme des enfants feraient de leurs jouets. Les adultes sont pires que les adolescents. J’ai surpris un homme faisant écouter quelque chose à un autre qui riait aux éclats. On se croirait dans un asile psychiatrique.

 

Note 4.120.256

 

 Je demande à mon interprète s’ils ont un gouvernement. Il me répond que oui. Je demande si les ministres sont en vacances. Il me répond que non. Je lui demande alors : mais où sont-ils ? Il me répond : dans les journaux télévisés. Avez-vous des élus ? Bien sûr que oui. Des députés ? Beaucoup. Que font-ils ? Ils s’entraînent à vider leur mémoire du souvenir des pauvres quidams qui les ont élus. Pour qu’ils puissent jouir des récompenses qui leurs sont offertes de temps à autre sans être aiguillonnés par leur conscience. Mon interprète a le sens de l’humour.

 

Note 5.000.000

 

 J’ai peur. Il m’arrive des choses extraordinaires. Je peux maintenant entrer dans un café et y rester pendant des heures, nullement gêné par le bruit et la musique endiablée qui y règne. Les boissons qu’ils servent là-dedans ne me font plus vomir. Hier, j’ai craché dans la rue. Ce matin, j’ai déposé un sachet plein de déchets sur le seuil de ma porte. J’ai affreusement peur. Il faut que je demande à l’imbécile qui a inventé cette histoire de me ramener chez moi. Le Suisse a pris une foule de notes. Mais il serait déplacé de demander au Quotidien d’Oran de les publier toutes. Ça demanderait des années entières. D’ailleurs, c’est impossible. Beaucoup parmi ces notes sont aussi insupportables que peut l’être un miroir pour une femme qui se trouve laide. C’est pourquoi, il vous faudra vous contenter de celles que nous vous avons choisies. Encore ceci : nous avons marié le Suisse à une de nos charmantes demoiselles. Elle lui a donné deux adorables filles. Nous n’allions quand même pas le laisser repartir chez lui avec nos secrets plein ses carnets.

 C’est vrai que c’est un personnage imaginaire, mais qui sait ? D’ailleurs, d’après l’émail que nous avons reçu de lui dernièrement, il semble très heureux ici. Il dit : « C’est un peuple formidable. Certes, ils sont bourrés de défauts, ces gens, mais ils sont aussi capables de gestes inoubliables. Ils arriveront un jour à se débarrasser de leurs travers comme on se débarrasse d’un bras gangrené. Il leur faudra beaucoup de courage. La douleur sera atroce. Mais ils y arriveront.».