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Cheikhs, chèques et chics

par Ahmed Saïfi Benziane

La réapparition en force des espaces confrériques, particulièrement après la mort de Boumédiène, paraît conforter l’idée selon laquelle le pouvoir qui lui avait succédé et qui l’a continué avait besoin qu’il soit identifié à une dimension religieuse, puisant sa raison d’être dans une histoire locale remontant au 15ième siècle, alors que l’Algérie n’existait pas sous sa forme actuelle.

Le rapport de force opposant les tenants d’un socialisme aux doctrines floues qui n’a jamais vu le jour, aux tenants d’un islamisme/panarabisme tout aussi flou commençait à occuper l’espace volontairement vidé du débat sur la modernité. Pourquoi ce besoin d’un retour aux sources féodales de notre société sachant l’effritement des structures traditionnelles d’organisations communautaires durant la période coloniale, mais aussi après l’indépendance contrairement à d’autres pays qui les ont conservées en attendant la naissance de l’Etat moderne? Nous en sommes arrivés 30 années plus tard au choix entre les « Tariquistes » et les intégristes. En fait quelle est la différence fondamentale ? Le degré de tolérance et le degré de passivité semble-t-il. Les uns prônent un Islam d’amour, de bonté et les autres s’enfoncent dans la violence pour laver la société de ses souillures. Les deux s’intéressent donc à la société et c’est ce qui leur confère un rôle intéressant à leur faire jouer par les pouvoirs politiques aussi bien les uns que les autres. Le pouvoir colonial l’avait compris et même encouragé les confréries religieuses à s’organiser autour de la mobilisation pour la défense de « la mère patrie » de l’époque, ce qui avait donné les premiers anciens combattants, les premiers « morts pour la France », les premiers « pupilles de la nation » et autres ayants droit qui font le lit du bi nationalisme. Le jeu de l’intermédiaire n’a pas été joué par l’ensemble des confréries durant cette triste période, certaines s’étant réfugiées derrière le soufisme pour maintenir une neutralité relative par rapport à l’administration coloniale. Celles-là ont été mises sous surveillance, leurs cheikhs, poussés à l’exil sur le chemin de l’Emir Abdelkader, et dépossédés de leurs terres en contraignant leurs membres à se prolétariser ou s’appauvrir. L’Histoire des confréries et les missions qu’elles ont eu à jouer ont été certes parfaitement décrites par le formidable travail de fourmi engagé par les agents de l’administration coloniale dès les premières années de l’occupation et bien après. Il en ressort une description dans le détail, digne de l’anthropologie sociale, écrite sous forme de rapports linguistiquement de haut degré. C’est dire que les administrateurs des communes et autres militaires de carrière versés dans le corps expéditionnaire étaient d’un niveau appréciable dans l’intérêt de leur pays bien sûr. Ce travail de compréhension de notre passé et de réorganisation de la mémoire et des caractéristiques sociales a été repris par quelques-uns uns de nos intellectuels qui se battent pour soutirer à notre Histoire ancienne ce qu’elle n’a pas encore dit et qui pourrait remette en cause bien des croyances actuellement admises comme des vérités. Que les zaouias apparaissent aujourd’hui comme des lieux de cultes et de réflexion sur les pratiques religieuses, cela est inscrit dans l’ordre de leur raison d’être. Qu’elles s’adonnent à l’organisation de rencontres intellectuelles de niveau international, en abordant des sujets qui s’inscrivent de plein pied dans les débats mondiaux, c’est une nouveauté qui étonne mais réconforte. Mais qu’elles bénéficient de la protection du pouvoir sous diverses formes pour fabriquer leur influence sur la société et sur l’administration, cela n’est rien de plus qu’un dérapage au moment où la difficulté de fonder des institutions qui font l’Etat se traduisent par d’innombrables ratages de projets plus sérieux. Beaucoup plus sérieux. D’ailleurs les anciennes zaouias qui ont précédé la colonisation et qui s’enracinaient parfaitement dans le paysage social étaient pauvres et vivaient de ziaras et de quelques autres dons alimentaires de sympathisants pour maintenir l’apprentissage de la langue arabe et des préceptes de l’Islam, bénévolement. Elles s’appliquaient les principes de séparation par rapport à l’Etat avant même qu’en France on ne parle de laïcité. De plus les zaouias actuelles, du moins certaines d’entre elles qui se disent proches du pouvoir et qui s’en revendiquent sont devenues de véritables centres d’affaires où se négocient les poste supérieurs, les terrains et les avantages qui les accompagnent. Il suffit de montrer pâte blanche et se frotter de temps à autre le porte-monnaie ou plutôt le portefeuille. A ne pas oublier non plus la traditionnelle concurrence entre les différentes zaouia qui date quant à elle de temps du colonialisme. En réalité nous sommes loin du soufisme et des enseignements des grands maîtres connus pour leur érudition, leur sagesse, leur indépendance et leur pauvreté matérielle. Eux en tout cas ne vivaient pas dans des ranchs fermés mais aux côtés de leurs disciples. Le théosophe Hassane-Chadeli ( sans confusions patronymique dangereuse), fondateur de la tariqa Chadélia au 12ième siècle affirmait dans son Roudh-er-Rïahin « je souffrais, une fois, de la faim depuis quatre-vingts jours et je pensais avoir ainsi mérité quelques faveurs spirituelles, lorsque, tout à coup, je vis sortir, d’une grotte; une femme dont le visage était d’une beauté aussi resplendissante que la lumière du soleil. Malheureux ! Malheureux, s’écriait-elle, ayant enduré la faim pendant quatre vingt jours, il se prévaut déjà de son acte auprès de Dieu, et moi, a, voilà six mois que je n’ai goûté à aucune nourriture ». Nous étions en fait loin de la mode des méchouis, des tartes à la crème et de quelques rafraîchissements qui nous rapprochent de la transe pour sentir la puissance divine avant d’en parler. Pouvoir et zaouias paraissent intimement unies pour combattre une certaine vision de l’Islam qui s’éloigne des dérives d’une décennie noircie par le sang et de l’inculture. Laquelle ? Laissons les universitaires nous le dire et que les cheikhs cessent de tendre la main pour le baisé.