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Mais bon sang, respectons la chaîne !

par Mohammed Beghdad

«Un Anglais, même quand il est seul, forme une queue bien alignée d’une seule personne.»

George Mikes, écrivain britannique, 1912-1987

 

Il existe un phénomène manifeste au sein de notre société qui nous empoisonne la vie de tous les jours depuis déjà assez longtemps. Cette attitude est accentuée surtout pendant les pics des grandes affluences, dans les lieux publics ou privés, pour poster par exemple une lettre ou dans la rue en s’évertuant de prendre un taxi. Les uns le qualifient de fait ordinaire, d’autres le désignent comme un acte incivique significatif de l’anarchie de notre organisation, cause du sous-développement caractérisé qui empire dans le pays.

 C’est à travers cet exercice, banal et logique chez les pays dits civilisés, que l’on peut évaluer le degré de l’éducation, du civisme, de la discipline du groupe et du développement d’un pays.

 Il s’agit bien sûr, comme vous l’avez tous sûrement deviné, de l’irrespect de la chaîne appelée aussi communément la file d’attente ou la queue dans un autre jargon. Ne pas faire la queue c’est aussi la finir en queue de poisson semble l’épilogue le plus déplaisant à subir.

 L’Algérien éprouve de la forte répulsion et développe de l’allergie à accomplir la chaîne. Sa première réaction, lorsqu’il s’aperçoit être obligé d’attendre dans une file de personnes pour un quelconque service, est de ne pas la rejoindre de façon naturelle mais envisage de la contourner par tous les moyens subtils. C’est un défi incessant lancé contre l’ordre et uniquement pour le désordre.

 Arrivant devant une foule faisant la queue devant un commerce ou un guichet administratif, la première chose à laquelle pense-t-il bêtement, c’est évidemment de provoquer une bousculade afin de parvenir à ses fins et perturber la vigueur si elle est établie. L’Algérien se réjouit sournoisement lorsqu’il casse la cadence d’une chaîne en la grillant de la plus belle des manières. Il est là pour la noyer, l’envahir perfidement, voire la tuer dans l’œuf. On n’y peut rien contre notre indomptable, il est moulé ainsi de cette façon, il adore la pagaille. On ne lui a jamais appris d’aucune façon, ni à l’école ni sur un placard publicitaire, à travers un spot télévisuel ou à l’intérieur d’un édifice public comment estimer et respirer ses frères. En principe, on n’a pas besoin de leçons à recevoir pour faire valoir ce respect, la convenance des choses est là pour nous instruire le bien du mal. De plus, notre religion nous n’a jamais prescrit l’inverse.

 Malheureusement, nos rues, nos services publics regorgent du manque de politesse de cet aspect d’une société éclairée. Chez le vendeur de la « karantika » tout comme chez la pharmacie du coin, le concitoyen, si j’ose dire, déteste perpétrer la chaîne mais vénère à être servi en premier lieu. En pénétrant dans la boutique, il ne regarde, non pas les clients qui sont là à attendre leur tour avant son arrivée mais s’adresse directement au vendeur sans tenir compte de la présence des autres ni se mettre juste derrière l’avant-dernier. D’abord, il les traite identiquement comme les invisibles du feuilleton de la RTA des années 70. Lorsque vous osez lui faire une maigre remarque désobligeante à ses yeux, là il se met dans tous ses états en colère complètement hors de lui, le lamentable revendique un droit fictif qui n’existe que dans son vocabulaire. Comme vous le constatez, le citoyen algérien, si l’on puisse le nommer ainsi, aime toujours passer le premier foulant tout sur son passage. Il a extrêmement horreur de l’attente, pourtant c’est un passage obligé pour toute lueur d’un essor.

 Ce phénomène n’est pas nouveau, il persiste en nous depuis belle lurette. Déjà, dans les années 70-80, en tant qu’étudiants dans les cités universitaires, faire la chaîne pour se restaurer était un enfer permanent. Les querelles étaient quasi perpétuelles pour dénoncer les resquilleurs qui se faufilaient à accéder au sésame plateau de nourriture. Pour monter en bus avant d’aller rejoindre nos salles de cours, c’était une autre histoire, un vrai parcours du combattant. Respecter la chaîne d’alors relevait du sensationnel. Tous les jours étaient des combats acharnés contre cette injustice. Ceci pour vous montrer que le phénomène n’est pas étrange à notre société que ce soit dans les milieux intellectuels ou à Elhamri, Bachdjarah et Sidi M’cid et également dans les Souks El Fellah de l’ancienne Algérie. Ce n’est non plus un fléau importé dans les containers des importateurs mais usiné dans nos propres funestes laboratoires.

 Cette répugnance de pratiquer la chaîne, est presque indépendante du niveau d’instruction ou de la fortune acquise illégalement par les frontières supposées hermétiques ou légalement en déjouant les lois. On la voit partout, depuis les couches défavorisées, dont le phénomène est plus visible car relatif au nombre, jusqu’aux nantis avec la même proportionnalité. Rajoutant en plus à ceci une chose, elle est le propre des Algériens de l’intérieur comme ceux de l’extérieur. Elle est directement corrélative à leur nervosité légendaire. Que les Algériens se trouvent à Alger, Paris, Montréal ou dans la lointaine Australie, ils veillent sur leurs insipides acquis surtout lorsqu’ils se regroupent en «famille», ils retrouvent comme par enchantement leurs pleines sensations, toutes leurs pulsions négatives ainsi que leurs sens innés de la bête qui sommeille en soi. Il n’y a qu’à les voir comment ils se chamaillent à Orly, Djeddah ou à l’aéroport Houari Boumediene. Ils font 3 ou 4 queues différentes de l’enregistrement des bagages jusqu’à la montée dans l’aéronef. Ils jouent les mêmes rôles de cinéma et présentent le semblable piètre et insolent spectacle partout où ils passent devant des étrangers médusés par tant de prouesses stériles. Au moindre signe des hôtesses d’accueil, ils se ruent vers l’issue indiquée voulant passer tous en même temps par une porte qui ne laisse s’infiltrer qu’un seul personnage. Image du pays quand tu nous y tiens ! Il n’y a que nous qui faisons tout ce brouhaha indescriptible où que l’on soit sur la terre ou sur la lune. Il est humiliant de constater que nos voisins immédiats et les Africains en général ont un comportement plus respectable que le nôtre.

 Paradoxalement, ils deviennent tous doux et minuscules, par miracle, devant les agents de l’ordre attablés aux guichets du pays d’accueil. Idem à l’intérieur des consulats étrangers émissaires dans notre pays. La mentalité d’êtres colonisés obéissant au doigt et à l’œil ou à coups de gueule, paraît faire son chemin. Voilà ce qui nous arrive lorsque qu’on ne se respecte plus ! Si nous nous n’initions pas les bonnes manières chez nous avant de voyager vers d’autres cieux, nous sommes que contraints par obligation de les apprendre devant la rigueur d’application de leurs lois. Le constat est encore plus qu’exécrable.

 A l’arrivée aux aéroports des terres d’expatriation, les polices aux frontières locales rappellent brusquement la ligne rouge à ne pas dépasser. Et là, personne ne bronche ! L’ordre c’est l’ordre. Nos lois sont-elles piétinées à ce point par nous-mêmes devant celles plus strictement encensées des étrangers ? Pourquoi les Algériens ne respectent pas les lois du pays mais s’agenouillent terriblement devant celles des autres ? Absolument, à ne rien comprendre. C’est comme si on transgressait notre pays qui est quand même, à ne pas s’en douter, le berceau de tous nos rêves, de nos larmes et de toutes nos joies. Le dernier match de l’Algérie contre l’Égypte est encore plus vivace et témoin.

 Mais au retour au pays, les abominables caprices reviennent très promptement. Pourquoi ? Je ne suis pas expert en la matière mais il faut assurément consulter les sociologues, les psychologues et les autres spécialistes des phénomènes sociaux qui ont beaucoup de pain sur la planche par ces temps de vaches maigres pour éplucher, analyser ce péché qui ronge la société algérienne du fond d’elle-même et qui n’en finit pas de produire des dégâts incommensurables.

 Si nous les Algériens avec une population de 33 millions n’arrivons pas alors à réglementer cette mélancolie, quel est donc le secret de la Chine avec ses 1 Milliard 400 Millions de personnes pour y parvenir ?

 Où que l’on se trouve lorsqu’il y a attroupement de la masse, on note la même désolation. Pourquoi cette calamité qui persiste en nous ? Un très grand point d’interrogation nous soulève de partout. Cet acerbe procès fait partie malheureusement de la mentalité algérienne. Tout ce qui est conforme à la discipline est à abattre sans aucun état d’âmes.

 On découvre l’acte de l’irrespect de la chaîne même entre automobilistes. « Tag ala man Tag » où la loi des plus forts est l’adage favori des chauffards. En effet, vous dépassez tranquillement, dans une route à double sens, une voiture roulant à une vitesse lente puis précipitamment un conducteur se trouvant derrière, vous flashe sans cesse avec ses phares ensuite à l’aide des coups de klaxons pour vous sommer de dégager la voie afin qu’il puisse vous écraser. Quoiqu’il y ait toute une procédure du doublement dans le code de la route et comme chacun le sait, la voiture qui se trouve devant a pleine priorité devant celle qui suit. Chez nous, c’est l’opposé qui prend le dessous. On rencontre ces genres de maux, tous les jours que Dieu fait.

 Quand les services de sécurité dressent des barrages sur la route, les chauffards qui se croient malins, provoquent la confusion pour franchir l’obstacle. Vous les voyez venir de derrière vous de tous les sens, de gauche et de droite comme ceux vous cernant dans votre propre file. Du jamais vu ailleurs. Des amis, résidant à l’étranger, en visite dans le pays sont sidérés par tant de dégénérescence. Mais où sont les agents de l’ordre ? Ne cessent-t-ils de me bombarder de cette fatale question à laquelle malencontreusement je n’ai pas de solution.

 Lorsque qu’il y a un accident sur la route, ils ne s’impatientent non plus mais amplifient le tohu-bohu. J’ai eu la honte pour mon pays, lorsqu’un jour en traversant une route où les Chinois travaillaient, en observant un des leurs faisant l’agent de circulation pour désengorger le passage bloqué par nos irresponsables amateurs de rallyes.

 A une autre proportion donnée et à un passé pas assez lointain, ce non-respect de la chaîne a toujours demeuré dans nos administrations et au sein de nos contrées. On se rappelle les émeutes provoquées depuis des lustres par la foule de mécontents lors de l’affichage des listes de bénéficiaires de logements sociaux ou des lots de terrain à bâtir que l’on distribuait à tout va au temps du parti unique et de son célèbre article 120, causant au passage des ravages au sein de prometteuses ambitions. La cause en est toujours les passe-droits dans l’ordre de mérite des attributions. Le dernier se retrouvait alors, avec la complicité de la corruption, de la familiarité ou du copinage, parmi les servis premiers et les infortunés premiers sont éjectés de manière outrancière vers l’autre extrémité. C’était toujours un problème de liste d’attente mais où la queue se métamorphosait par abus en tête.

 Pour aller voir un match de foot au stade ou un film dans les salles de cinéma Rex, Dounyazed ou le Casino d’antan, c’était aussi une chronique de chaînes. Il fallait se lever tôt pour espérer obtenir une place. Les petits de taille n’avaient aucune chance, en se rabattant, à la fin après d’inutiles efforts, chez les plus forts d’entre-nous. En effet, les costauds s’en sortaient à merveille et nous revendaient à prix forts les fruits de la force de leurs bras. C’était la période où le non-respect de la chaîne permettait à certains de gagner leur vie à merveille.

 Nos files d’attente, quand elles s’effectuent, ne sont même pas de géométrie cartésienne comme dans un pays normal. Elles ne sont pas Indiennes ni Suédoises mais strictement Algériennes. Elles ont la forme d’une poire, gonflée à l’avant et amincie à l’arrière. Les derniers pourront attendre une éternité avant de passer leur tour. Si on se hasarde à la respecter, on est pratiquement quasi sûr d’assister à la fermeture des locaux en partant bredouille.

 Ces derniers temps, il faut quand même noter que certains secteurs, surtout privés comme ceux de la téléphonie mobile, tendent d’endiguer le problème de la queue par l’instauration de tickets qui sont octroyés aux usagers dès leur arrivée sur place. Ce n’est cependant pas une idée tombée du ciel et elle est simple à mettre en place. Sa généralisation peut tranquilliser beaucoup de victimes de ces infernales et interminables chaînes.

 Nous nous remémorons encore la guerre sans merci qui régnait à une certaine époque entre les taxis et les cars de transports de voyageurs. Dans les gares, c’était le charivari, tout le monde partait à la pêche des voyageurs et mettaient des heures à bonder les véhicules. Après tant d’années de batailles rangées, ils ont enfin compris que sans une organisation planifiée et le respect d’autrui et de la profession, ils iraient tous ensemble à leur faillite. Depuis que les nouvelles règles du jeu aient été reconnues et adoptées par tous, ils vivent maintenant allégrement leur métier sans l’autrefois. Ne subsistent que les problèmes épineux avec les clandestins qui leur enlèvent le pain de la bouche en sus des impôts et des taxes en moins.

 Ces expériences citées plus haut, pourtant élémentaires et faciles à mettre en place, sont à recommander au plus vite au sein des services publics ou privés partout ailleurs pour donner l’air d’un pays qui désire avancer avec l’obligation de l’observation ferme des pédagogies de la liste d’attente.

 Enfin, signalons que cette règle de la file d’attente est obsolète et illogique à s’adapter aux partis politiques, aux syndicats et aux organisations associatives car elle risque d’anéantir les espoirs et de ruiner les aspirations de beaucoup de nouvelles générations de militants et d’adhérents qui peuvent émerger rapidement du lot par leur compétence, leur abnégation et leur crédibilité. La loi de l’ancienneté ne doit pas être le seul paramètre d’accès aux responsabilités brisant ainsi de façon brusque les nouveaux talents et de nombreuses carrières prodigieuses. C’est comme dans une autoroute où les poids lourds doivent serrer à droite en cédant les voies de gauche aux plus légers. A chacun son mouvement dont le plus important est le passage, sans dommages, du fardeau.

 En attendant que notre rêve puisse un jour se concrétiser, bon Ramadhan à tous et bonnes vacances pour ceux qui le sont déjà.