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De Wahran la millenaire à Oran la méditerranéenne histoire de noms

par Farid Benramdane*

Le nom de wahran est cité pour la première fois par Ibn Haouqâl et El Bekri, le premier vers 971 et le deuxième en 1068, mais nous supposons que le nom de Wahran existait avant l'arrivée des Musulmans au Maghreb.

Son emplacement, son port stratégique, qui faisait l'objet de luttes incessantes entre les différentes dynasties (romaine, musulmane, espagnole, turque...) la fait entrer dans l'histoire telle que nous le connaissons aujourd'hui. Ibn Haouqâl, dans son célèbre passage, décrit Oran de la manière suivante : «Ouahran est un port tellement sûr et si bien abrité contre tous les vents, que je ne pense pas qu'il ait son pareil dans tous les pays des Berbères... La ville est entourée d'un mur et arrosée par un ruisseau venant du dehors; les bords du vallon où coule ce ruisseau sont couronnés de jardins produisant toutes sortes de fruits». Par contre, dans l'antiquité, les environs de Wahran sont mentionnés dans deux documents, relevés, en 1906, par Stephane Gsell dans son «Atlas archéologique de l'Algérie». Ces documents d'origine latine La table de Peutinger et L'itinéraire d'Antonin (Tauxier, 1884, Essai de restitution de la table de Peutinger pour la province d'Oran) mentionnent plusieurs noms dont les plus connus sont Portus Divini et Portus Magnum : «Les portes des Dieux». Les spécialistes les ont identifiés surtout à la baie de Mers el Kébir et d'Oran, sans pour autant que ne soient cités leurs noms originels, du moins, tels qu'ils étaient usités par les populations autochtones. Ceci pour dire que le site a attiré dès la préhistoire, les premiers établissements humains. De l'avis de nombreux spécialistes, préhistoriens et paléontologues (Balout, Doumergue, Chamla...), les grottes d'Oran, précisément celles du Murdjadjo, montagne surplombant la ville, sont les plus riches de toute l'Afrique du Nord. Plusieurs hypothèses ont été avancées par des spécialistes et de non spécialistes quant à l'interprétation de ces toponymes ou noms de lieux (wahran, wihran, oran, etc.) qui sont, en réalité, à l'origine des hydronymes (noms de cours d'eau) : Oued Wahran, Ouadaharan, Ouad Ouahran, etc. L'hypothèse la plus plausible, reprise depuis, dans toutes les explications, est celle formulée par Pellegrin en 1949 dans son livre Les noms de lieux d'Algérie et de Tunisie. Etymologie et interprétation. Oran ainsi que d'autres toponymes comme Tiaret, Tahert, Taher... sont des formes dérivées d'un nom de souche libyco - berbère qui veut dire «lion». Il n'a malheureusement pas fait une analyse technique de l'articulation linguistique de ces toponymes.

Tous les historiens s'accordent à dire que le peuplement initial de la région de Wahran était établi depuis la préhistoire sous le nom de Ifri, dénomination ethnonymique et toponymique faisant référence à l'importante station préhistorique du même nom, ayant donné naissance à un nom de peuplement humain (ou ethnique / ethnonyme) de souche berbère: Tribu d'Ifri ou Qabilat Yifri pour reprendre la formule usitée par les auteurs et chroniqueurs arabes.

Pellegrin, dans son ouvrage précité, fait explicitement dériver Oran et non Wahran de la forme touareg «ouaran» et non de l'autre forme tout aussi touareg et plus proche du vocable usité par les populations actuelles et anciennes, et telle que relevée par les auteurs arabes et non arabes (espagnols, portugais, italiens, français, etc.) à partir de Xe siècle : «wahran». De manière très subtile, il est suggéré que la forme française ou francisée «oran» serait très proche du touareg «ouaran».

Les formes relevées pour Oran par les historiens arabes, espagnols, portugais, français? (Ibn Haouqal - El Bekri ? Al Muqqadasî ? Al Idrîssî ? ?Abdel Rahmân Ibn Khaldoûn, Yahya Ibn Khaldoûn ? Al Mazari ? Al Ziyyânî ? Fey - Général Didier- Berard...), etc. sont : Wahran - Ouaharan- Oued El Haran- Ouaran, Ouarân, Ouadaharan, Oued El Ouahran- Oued El Horan ? Horan - Oran. De prime abord, du point de vue lexical, nous avons affaire à un nom composé : Oued + Wahran / Oued+Ouaran / Oued+Haran / Oued + Horan...

Si nous décomposons, dès lors, Wahran, nous relèverons la racine HR. Ses dérivés lexicaux sont «ahar» ou «ihar». Ce sont des termes berbères que nous retrouvons chez les Touareg de l'Ahaggar. La forme plurielle est déclinée sous «aharan» et «iharan» qui désignent «les lions». En effet, le terme «aharan» : «lions» en touareg, est nettement décelable dans les transcriptions passées, citées plus haut. Ouadaharan = Ouad + Aharan. En réalité, du point de vue lexical, Wahran est un nom composé : - avec 3 unités lexicales (W+AHAR+AN), avec 4 unités lexicales (OUAD+ W+ AHAR+AN).

La présence de «W» ou «OUA» de Wahran peut être élucidée si nous faisons appel à la linguistique berbère. W (oua) + H + RAN est relevé dans aussi bien les usages anciens qu'actuels, de même que dans les transcriptions citées plus haut. «W» / «OUA» est une particule grammaticale en berbère qui exprime l'appartenance et qui signifie : «de»        ou «des»). Quant à - an de «ahar ? an», il est une des marques du pluriel dans la langue berbère. Donc, w - aHaR - an, littéralement, veut dire «des lions».

Nous relèverons, en outre, une autre pratique, recensée dans les usages actuels : l'alternance vocalique (i - a) pour les toponymes : w i hran       - w a hran.

Deux tendances caractérisent, d'après les transcriptions relevées, la restitution du nom «wahran» : celles qui marquent la présence de la laryngale sourde [ - åÜ h ]: waHran ou son absence: Ouaran / Oran.

Deux explications peuvent justifier ce double emploi. Nous évoquerons la première, car elle est d'ordre phonétique et morphologique ; la seconde est à caractère sémantique, elle conclura l'étymologie que nous attribuerons à Wahran. Si wahran a été relevé ouaran, ouarân, oran, cela pourrait relever probablement du choix des auteurs des présentes transcriptions, c'est-à-dire, en tant que locuteurs étrangers, apparemment de langues indo-européennes, les systèmes phonétiques et phonologique de leurs langues maternelles ou d'usage ne contiennent pas un certain nombre de phonèmes spécifiques aux parlers algériens (berbère-arabe), exemple [ h ? kh ? gh? ]. N'étant pas en mesure de mettre sur pied un système de correspondance phonétique et graphique, avec les ressources dont disposent leurs langues, ils ont tout simplement supprimé le [h]. Par conséquent, au lieu de Ouahran, on a transcrit Ouaran.

Ainsi, nous pouvons expliquer la forme francisée de Wahran sous la morphologie de Oran. La forme intermédiaire est relevée dans Horan, Oued El Horan ; la laryngale sourde [ h ] (åÜ) a été supprimée pour les raisons citées plus haut. La forme «HORAN», d'après Lespes, a été transcrite en caractères latins sur des cartes marines dès le XIV° siècle : Horan - (H)-oran - Oran. Wahran a été transcrit sous diverses formes dans les premiers documents cartographiques, portulans du XIV° et XV° siècle : Horan (1318) et même Oram (1339). «La forme Oran apparaît, pour la première fois, dans un portulan génois de 1375, mais elle ne se généralise guère que vers la fin du XVI° siècle ; elle figure dans la mappemonde de Sébastien Cabot (1544) et dans celle de Gerard Mercator (1569). Exceptionnellement, on rencontre Ouram (Diego Homan, carte portugaise de 1569 et mapp. De Pierre Descelliers) (1546), Orano et même Orani».

Avec la langue française, on est passé de la forme Oran dont il faut prononcer la dernière syllabe comme s'il s'agissait d'un terme de souche arabe ou berbère comme osman, ramdan - amokran), à celle d'une prononciation francisée : [orã]. La deuxième explication probable est celle qui réfère au lexique touareg et, précisément, au procédé de synonymie. En touareg, il y a deux lexèmes pour dénommer le lion, soit «ahar, pluriel aharan» ou «ar, pluriel. aran». Ajoutons le morphème grammatical «W» ou «OUA» et l'obtiendra la transcription suivante : oua + aran = ouaran.

On est passé de waharan à wahran pour des raisons linguistiques : la chute de la voyelle ouverte / a / obéit à un mécanisme de réduction systématique dans les parlers algériens (berbère ou arabe algérien) : WAH (a) RAN.

Dans certains usages linguistiques, Wahran est devenu Wahrân , avec la longueur ; pour d'autres Wihrayn

, avec la consonne «y», désignant les formes du duel dans la langue arabe classique : «deux lions». Cette interprétation et cet usage méritent, à leur tour, que l'on énonce deux observations. En premier lieu, il semble que la présence imposante de statues de lions à l'entrée du bâtiment de la Mairie d'Oran, au nombre de deux précisément, aurait influencé l'imaginaire oranais. Les deux statues ont été construites par l'administration coloniale française en 1888, bien avant, une cinquantaine d'années environ, que ne soit établie l'hypothèse sémantique de wahran, avec le sens de «lions». Il nous semble que ce soit une armoirie espagnole sculptée (Charles XV) déposée actuellement au Musée Zabana d'Oran qui ait inspiré les autorités françaises coloniales d'Oran : deux lions font justement partie de cette composition picturale. Les lions d'Oran et d'Afrique du Nord, de manière générale, ont nourri l'imaginaire des littérateurs occidentaux. Le plus célèbre, ancien captif d'Alger, visitant Oran, y fait allusion dans ses monumentaux chefs d'œuvre : Cervantes dans, notamment, L'ingénieux Hidalgo don Quichotte de la manche et Nouvelles exemplaires. Dans le célèbre Don Quichotte, le narrateur parle des beaux lions ramenés d'Oran : «ce sont deux beaux lions dans leurs cages, que le gouverneur d'Oran envoie à la cour d'Oran pour être offerts à Sa Majesté, et les bannières sont celles du roi, notre seigneur, pour indiquer que c'est quelque chose qui lui appartient».

De toutes manières, ils sont repris tels quels dans la période coloniale et pérennisés sur les frontons de l'administration oranaise locale. Ce n'est donc pas un hasard que des étymologies arabes de «wahran» sous la forme du duel dans l'arabe classique «wihrân»/ «wihrayn» soient souvent relevées. Ainsi, Ez Ziyyânî au XIX° siècle et plus loin encore, au XIII°, Yagût al Hamawî, dans son Dictionnaire notait, que l'appellation «correcte» du nom de la ville se réalisait avec l'emploi de la voyelle ouverte [ a ] et non avec la voyelle fermée [ i ], donc wahrân et non wihrân. Nous voyons, par conséquent, que l'alternance vocalique [a / i] (wahran / wihran) avait déjà fait, depuis bien longtemps, l'objet de commentaires les plus divers. En définitive, Wahran / Wihran sont les deux réalisations lexicales de «des lions» dans les parlers berbères. Wahran et ses différentes réalisations est d'origine libyco-berbère et atteste d'une survivance linguistique, cristallisée en toponymie, d'un état de langue attesté et le plus ancien en Afrique du Nord. C'est la première langue parlée et écrite sur le territoire du Maghreb actuel. D'après certains spécialistes, l'on pourra remonter la date d'apparition de son écriture au moins à 7 siècles avant notre ère. Ne serait-il pas imaginable pour nous de formuler l'hypothèse de la formation historique du nom Wahran : ces vocables seraient le produit linguistique en Oranie, les témoins, les vestiges authentiques des pratiques onomastiques des habitants autochtones de ces régions, dans la période préhistorique. En termes plus précis, Wahran, comme Tihart, Yellel, Zekkar? dateraient de la préhistoire, probablement de la période néolithique (3.000 à 10.000 ans avant notre ère).

Les caractéristiques du milieu naturel, les vestiges archéologiques, les données ethnographiques, anthropologiques et culturelles peuvent prises, de manière très sommaire, à notre compte. Leur présence est attestée surtout dans le Maghreb occidental, en particulier, dans les grottes des environs de Wahran / Oran» (Balout). Cette présence est également attestée, dans cette zone ibéromaurusienne du littoral et du Tell, dans le maintien néolithique et de la continuité de peuplement des hommes de Mechta el Arbi, fameuse station préhistorique. Le Musée Ahmed Zabana d'Oran contient, à cet égard, des vestiges, des traces concrètes des industries lithiques osseuses et poteries fabriquées par les hommes qui vivaient à Oran (Salle : Préhistoire). Ces vestiges sont, toutes, localisées sur le versant méridional et oriental du Djebel Murdjadjo, versant constitué par une série de petits plateaux et de collines dont l'ensemble forment Mekaâd, el-Bey et surtout Ifri ou Yefri. Ifri ainsi qu'une série de vocables, dérivent de la racine FR : ifri, pluriel ifran, ifraten, tifran a le sens de «caverne, grotte» mais aussi, «bassin artificiel, destiné à recevoir l'eau des montagnes». Ifri est associé à Afer, Tifrit, Tafrit, Tafoura, Ifran, Frenda etc. D'autres études n'excluent pas l'hypothèse que Africa contiendrait Ifri, sous la forme de Afri (ifriquiya en arabe). Les écrits des généalogistes berbères relève que les Banu Ifran étaient des descendants d'Ifri, autrement dit les « descendants de ceux qui habitent les grottes (troglodytes : Ibn Khakdoun). Alors, est-il possible, enfin, que le vocable «wahran» soit le produit de ces premiers troglodytes, de la période néolithique, du Djebel Murdjadjo?

*Professeur des universités, Directeur de recherche-associé CRASC, Président de la SASO (Société algérienne savante d'onomastique)