Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le harrag anonyme ou le marigot des caïmans

par El-Houari Dilmi

Le harrag anonyme : il avait tellement soif de vivre qu'il s'enivrât... jusqu'à la noyade dans un verre grand comme la Méditerranée ! Sa vie durant, il passa le temps à regarder la vie lui faire des œillades, à travers la vitre translucide d'un aquarium à poissons rouges. Jusqu'à l'âge de déraison, où le prit à la gorge l'envie de boire la tasse sans jamais étancher sa soif de (sur) vivre ! Coincé entre un jour sans pain et une nuit sans grabat, il regarde la vie lui filer entre les doigts. Jusqu'au jour où il embarqua sur une grande voile fripée, la toison aux quatre vents. Pour se pourlécher la peau de caresses urticantes, il fera connaissance avec une méduse au cri de sirène. Son premier divorce d'avec la vie, il le fera avec la prodigalité liquide dans laquelle il ne s'est jamais mouillé, ni les doigts de la main gauche, ni le petit doigt du pied droit, ni même un traître cheveu sur sa tête de Turc. A la surface de l'eau, il observe, songeur, la houle qui ne joue pas à divertir les vagues. Derrière son dos rond se cache un requin omnivore. Ce dernier, caché sous une salopette en bois vermoulu d'un cheval de Troie, offre au harrag anonyme un aller sans retour à destination du pays de cocagne. Et en voulant escalader ce qu'il croyait être un mât de cocagne, il se retrouva perché sur les cimes envenimées d'un gibet de potence au sommet duquel il sera scalpé vif. Coincé dans l'œsophage de l'homme-squale, il est traîné loin au large de toutes les causes perdues à la rencontre de l'île promise. Solitaire comme Moïse face à la mer Rouge, il monte sur le creux des vagues pour crier son amour à sa famille laissée de l'autre côté de la vie d'ici-bas. Dans un face-à-face fatal avec l'homme-squale, le harrag anonyme, dans son épique traversée vers le pays de cocagne, est soumis à l'épreuve terrible de la roulette russe. Ratant d'un cil de se faire arracher le bourrichon par une murène affamée, il est vite tiré hors de l'eau par l'homme-squale qui le cacha aussitôt dans l'estomac d'un orque en colère. Happé ensuite par un cétacé friand de chair tendre, il est tiré par la langue avec deux bras et une jambe sectionnés. Et l'homme-squale le tira à la surface de l'eau, pour le faire marcher sur l'eau sans jamais laisser de traces ni échapper une seule bulle. Arrivé à mille lieues du rivage de tous les pièges, le harrag anonyme fit la rencontre impromptue avec une pieuvre qui l'enlaça jusqu'à l'étouffement, avant de lui seriner à l'oreille que les voies de la mer sont inviolables. Au sommet d'une vague ellipsoïdale, l'homme-squale, charogne à ses heures paumées, surgit pour réclamer encore et toujours des sous mouillés à l'homme-épave, transformé en homme-tronc. Buvant l'océan par rasades entières, seule sa tête sera retrouvée, la bouche obstruée avec un bâillon en plastique, dans le ventre creux d'un requin repu rôdant près du marigot des caïmans. Dans un dernier râle avant de couler droit vers les profondeurs abyssales de la mer traîtresse, le naufragé ne manqua pas de braquer son œil embué à l'adresse de l'homme-squale venu embrasser très fort la gueule béante du requin en col blanc, converti plus tard en un passeur aux mâchoires en béton...