Le harrag anonyme : il avait tellement soif de vivre qu'il
s'enivrât... jusqu'à la noyade dans un verre grand comme la Méditerranée ! Sa
vie durant, il passa le temps à regarder la vie lui faire des œillades, à
travers la vitre translucide d'un aquarium à poissons rouges. Jusqu'à l'âge de
déraison, où le prit à la gorge l'envie de boire la
tasse sans jamais étancher sa soif de (sur) vivre ! Coincé entre un jour sans
pain et une nuit sans grabat, il regarde la vie lui filer entre les doigts.
Jusqu'au jour où il embarqua sur une grande voile fripée, la toison aux quatre
vents. Pour se pourlécher la peau de caresses urticantes, il fera connaissance
avec une méduse au cri de sirène. Son premier divorce d'avec la vie, il le fera
avec la prodigalité liquide dans laquelle il ne s'est jamais mouillé, ni les
doigts de la main gauche, ni le petit doigt du pied droit, ni même un traître
cheveu sur sa tête de Turc. A la surface de l'eau, il observe, songeur, la
houle qui ne joue pas à divertir les vagues. Derrière son dos rond se cache un
requin omnivore. Ce dernier, caché sous une salopette en bois vermoulu d'un
cheval de Troie, offre au harrag anonyme un aller
sans retour à destination du pays de cocagne. Et en voulant escalader ce qu'il
croyait être un mât de cocagne, il se retrouva perché sur les cimes envenimées
d'un gibet de potence au sommet duquel il sera scalpé vif. Coincé dans l'œsophage
de l'homme-squale, il est traîné loin au large de toutes les causes perdues à
la rencontre de l'île promise. Solitaire comme Moïse face à la mer Rouge, il
monte sur le creux des vagues pour crier son amour à sa famille laissée de
l'autre côté de la vie d'ici-bas. Dans un face-à-face fatal avec
l'homme-squale, le harrag anonyme, dans son épique
traversée vers le pays de cocagne, est soumis à l'épreuve terrible de la
roulette russe. Ratant d'un cil de se faire arracher le bourrichon par une
murène affamée, il est vite tiré hors de l'eau par l'homme-squale qui le cacha
aussitôt dans l'estomac d'un orque en colère. Happé ensuite par un cétacé
friand de chair tendre, il est tiré par la langue avec deux bras et une jambe
sectionnés. Et l'homme-squale le tira à la surface de l'eau, pour le faire
marcher sur l'eau sans jamais laisser de traces ni échapper une seule bulle.
Arrivé à mille lieues du rivage de tous les pièges, le harrag
anonyme fit la rencontre impromptue avec une pieuvre qui l'enlaça jusqu'à
l'étouffement, avant de lui seriner à l'oreille que les voies de la mer sont
inviolables. Au sommet d'une vague ellipsoïdale, l'homme-squale, charogne à ses
heures paumées, surgit pour réclamer encore et toujours des sous mouillés à
l'homme-épave, transformé en homme-tronc. Buvant l'océan par rasades entières,
seule sa tête sera retrouvée, la bouche obstruée avec un bâillon en plastique,
dans le ventre creux d'un requin repu rôdant près du marigot des caïmans. Dans
un dernier râle avant de couler droit vers les profondeurs abyssales de la mer
traîtresse, le naufragé ne manqua pas de braquer son œil embué à l'adresse de
l'homme-squale venu embrasser très fort la gueule béante du requin en col
blanc, converti plus tard en un passeur aux mâchoires en béton...