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Science sans conscience n'est que ruine de l'âme

par Nadir Marouf (*)

Depuis quelques temps, des appels désespérés ne cessent d'alerter l'opinion par le moyen de la presse nationale sur le danger de jeter les sciences humaines et sociales aux orties.

C'est ce qui semble ressortir en tout cas de déclarations officielles, émanant de donneurs d'ordre, ayant pour mission d'encadrer la recherche pour n'en retenir que la fonction « d'utilité». Ces voix patentées proviennent le plus souvent de responsables qui, eu égard å leurs propres formations disciplinaires (quand elles existent), méconnaissent å s'y méprendre le domaine objet de leur mépris. Au nom de préjugés puisés dans de vieilles vulgates, ils entendent faire de leur credo une vérité absolue, confortée sans doute par quelques conseillers douteux auprès desquels ils puisent leur légitimité. Ce contentieux ne concerne pas seulement le prétendu fossé qui sépare les prétendues sciences dures et sciences molles. Avant d'évoquer ce dilemme, ravivé par l'éviction récente des chercheurs-associés du CREAD, je voudrais m'arrêter å un autre dilemme, moins prégnant, qui existe entre recherche fondamentale et recherche appliquée (entendue ici dans le sens de recherche-développement).

Dans un article introductif que j'avais publié dans les actes d'un colloque international du CRASC tenu à Timimoun en 1999, sur « Quel avenir pour l'anthropologie en Algérie ?», je rappelais que, dans les sociétés occidentales modernes ( 19ème-20ème siècle ), les sciences fondamentales, comme les mathématiques, ou la physique théorique, étaient souvent liées à des présupposés philosophiques (logique formelle, transitivité versus triade posée ici comme forme collective en combinaisons par paires entre trois dyades A-B, B-C, C-A , qui sont contrairement au syllogisme socratique, toujours intransitives) ; anthropologiques ( le principe triadique est au cœur d'un mythe d'origine connu sous l'expression de «bouc-émissaire » avec René Girard, théorisé sous d'autres formes par Georges Dumezil dans « les trois fonctions» du mythe indo-européen); linguistiques ( principe d'opposition Saussurien, repris par Jacobson en phonologie, ayant inspiré le concept de dualisme en anthropologie structurale avec C.Levi-Strauss, voire å l'opposé toute la littérature sur le matérialisme dialectique hérité du marxisme , et plus tard le principe des bits élaboré par le cybernéticien Norbert Wiener, à l'origine de la révolution informatique) ; enfin sociologiques ( la formalisation mathématique est au cœur du concept d'entropie, emprunté à la thermodynamique , et utilisé en sciences sociales dans une perspective régulationniste dans l'articulation entre ordre et désordre ). Leibnitz, posant la quadrature du cercle comme un donné physique ( physique optique ), a longtemps disserté sur l'irréductible lien entre abstraction et iconicité, avant que la physique théorique n'impose sa nouvelle vision de l'espace-temps..

Il fut un temps où, tout jeune maître-assistant à l'université d'Oran ( 1968 -1970), j'enseignais ces choses là en marge de travaux dirigés en méthodologie quantitative, à des étudiants superbement intelligents, assoiffés de savoir, dont une bonne partie ont quitté le pays , arabisation oblige. Quelques uns d'entre eux sont professeurs titulaires dans des universités européennes, d'autres directeurs ou maîtres de recherche au CNRS ou à l'EPHE . Alors que les disciplines dites scientifiques étaient restées à l'abri de la réforme de la langue (sous prétexte que la langue arabe ne dispose pas de terminologie appropriée), les promus å la «lugha» ont connu le sort de l'exode, redéployé par ailleurs à partir de la décennie noire...

Lå aussi, le réformateur de l'époque était, d'une certaine manière, esclave d' une connaissance approximative de l'enjeu épistémologique dont les sciences «molles» étaient l'objet. Des efforts ont été faits malgré tout pour nous conformer aux nouvelles règles du jeu, sachant que l'école fondamentale nous livrait, dès le début des années 80, les premières cohortes arabisées monolingues! Il fallait les prendre en charge avec les moyens du bord.À ce titre, la grande erreur commise par nos décideurs de l'après - indépendance est de n'avoir pas maintenu et consolidé les lycées franco-musulmans, dont les bacheliers de l'époque ont occupé avec panache et compétence les responsabilités qui leur étaient confiées.

Pour revenir au débat entre recherche appliquée et recherche fondamentale, , le caractère normatif primant l'une et déprimant l'autre est indistinctement le même , qu'il s'agisse de sciences dures ou de sciences molles ( pour rester dans une qualification qui a fait date ).

Au cœur de cette problématique, les pays développés, ceux de l'Europe continentale notamment, en ont la primogéniture. En octobre 1962, étudiant alors à l'université de Strasbourg , j'assistais å un colloque à Obernai sur le thème: « Où va l'université ? « C'est le philosophe Paul Ricoeur qui ouvre le débat , en insistant sur le fait que , au- delà de leurs divisions idéologiques , les universités des sociétés libérales comme celles des démocraties populaires s'entredéchiraient , au moins depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale , sur la vocation à donner à L'UNIVERSITE : «sanctuaire où l'on produit un savoir sans contrainte» selon la formule de Karl Jaspers, ou «Centre de formation pour l'emploi» ( termes utilisés par Ricoeur).

La même question se pose, plus d'un demi-siècle plus tard en France, sur le devenir des établissements secondaires : former de futurs citoyens ou des candidats performants pour affronter des cursus éligibles au monde du travail. Jusqu'à présent, la France n'a pas su faire les deux. Aujourd'hui encore, malgré quelques retouches sur la réintroduction du latin par exemple, le pugilat entre les Horace et les Curiace continue.

À l'autre bout de la chaîne, en matière de recherche notamment, les crédits de recherche privilégiaient notoirement les labos å « valeur ajoutée scientifique» au sein du CNRS comme dans les universités (budget BQR ). Les dotations propres aux Régions privilégiaient les sciences expérimentales, sur des appels d'offres ciblés .A cet effet, en tant que directeur du CEFRESS à l'université de Picardie ( 1991- 2007), j'ai candidaté pour un projet «environnement - urbanisation» suite å des inondations qui ont impacté les rives de la Somme. Notre offre portait sur « la rationalité des acteurs chargés de délivrer des permis de construire. « Le népotisme était dans l'air du temps durant la mandature du Conseil régional précédent, où il apparaissait que les études hydrographiques et pédologiques faites antérieurement n'étaient pas respectées. L'équipe montée par notre Centre était composée de géographes et de sociologues urbains confirmés. Le président de l'université d'alors, chimiste de formation, a donné priorité à son propre labo, entraînant dans cette voie le Conseil Scientifique dont il dirigeait les travaux. Ainsi l'option «paillasse» passait avant l'option « socio-économique et juridique «. Ce combat inégal entre Goliath et David n'est pas propre à la France. Nous en avons hérité, avec en plus, l'inexistence de toute culture de la pluridisciplinarité.

Il arrive que le maître d'ouvrage, en l'occurrence l'Etat , fasse appelle aux tenants des Sciences sociales pour un projet de réalisation lambda. Le résultat n'est malheureusement pas toujours à hauteur de l'intention première.

Je me souviens du projet de construction du premier village agro-pastoral (village- pilote de Magoura, DAIRA de Sebdou) de la Révolution Agraire. En 1974, le Wali de Tlemcen me confia l'enquête de faisabilité portant, non sur la localisation (déjà décidée) , mais sur la conception architecturale et, plus généralement, sur la structure du village.

Ma première surprise venait d'une étude du parcellaire de la région réalisée par la SODETEG( un bureau d'études dont le siège était å Marignane ). Le chef de projet, à qui j'avais posé la question de savoir comment ce parcellaire a été réalisé, lors d'une réunion avec le Wali, me confia qu'il a exploité les archives photogrammetriques de la rue Oudinot à Paris (centre d'archives militaires).Or ces archives remontent aux années 1957, quand l'aviation militaire française ratissait le pays pour des raisons qu'on peut imaginer.

Ce n'était pas mon affaire, mais, pour avoir pratiqué la topographie au cours des dix années qui précédent cet épisode avec mon père, expert-géomètre alors, je constatais la non conformité du document réalisé par rapport la réalité du terrain. Plus grave, le sol est couvert d'armoise ( chih ) , donc un sol alcalin, qui ne tolère pas de culture pérenne. Les agro-pasteurs l'attestaient eux-mêmes. Ce sont des terres de parcours, de type ?arch, où l'implantation des cultures (essentiellement céréalières, orge et blé dur) est aléatoire: les parcelles sont ainsi déplacées d'un lieu å un autre, tous les 5 å 6 ans. En fait l'agriculture y est autant nomade que ses titulaires. C'est la phrase que j'ai prononcée devant le Wali. Je ne sais pas ce qui est advenu de ce «travail» et, du reste, je ne tenais pas å le savoir. Avec mes étudiants, nous avons fait du porte-å-porte, ou plutôt de la Kheima à Kheima sachant que les familles d'agro-pasteurs se déplacent dans la steppe, très souvent en raison du faible couvert végétal de la région, et nécessitant une mobilité permanente pour le pacage du troupeau. En plus celui-ci est dispersé en petits troupeaux pour les mêmes raisons écologiques. Nous avons constaté une forte multiparité, associée à une propension très forte à la polygamie. Cela compliquait pour nous le tableau de la structure du logement : comment concilier un mode d'habitat « moderne « (tout au moins pour ce qui est de la distribution), et la structure de la ?Aïla «? Plutôt que de m'enliser dans une investigation surréaliste, pour laquelle d'ailleurs les populations enquêtées ne nous ont pas aidés, je me suis acheminé vers un élargissement drastique de l'enquête, qui n'avait plus rien à voir avec le projet initial. En effet, j'ai fait appel à mes collègues de la faculté des sciences, plus précisément du département de biologie végétale. Des prélèvements pédologiques et végétaux, étudiés en laboratoire, nous ont conduits à préconiser l'implantation de progestérone ,connu sous le terme de médicago , fortement usité en Australie, dans le but d'enrichir le couvert végétal, afin d'obtenir un coefficient d'occupation passant d' un mouton pour 4 hectares à 4 moutons par hectare , soit réduire l'aire de mobilité pastorale à l'échelle de 1 å 16 . Il se peut que ces prévisions fussent utopiques, encore fallait-il les tenter, ce qui n'était pas de notre ressort. Notre hypothèse était qu'en réduisant la mobilité , avec un taux d'occupation plus approprié ,une bonne partie de la force de travail que constitue le gardiennage, fournie essentiellement par la progéniture domestique , pourrait être un élément incitatif de sédentarisation du troupeau, condition pour sédentariser le pasteur, et contribuer ainsi à donner sens à l'habitat en dur et, ce faisant, agir à terme sur la structure familiale, sachant qu'il y avait , de notre point de vue, une corrélation significative entre la multiparité versus polygamie et le mode d'établissement pastoral å l'avenant. Évidemment, nos investigations s'inscrivaient dans le temps long, qui est le temps de la recherche scientifique. L'une de mes grandes désillusions (mais toute expérience est quelque part bénéfique), lors de la cérémonie d'inauguration du chantier, est que ni le cortège présidentiel, ni le maître d'ouvrage, en fait le maire de la commune d'El- Aricha, ne se souciaient de ma présentation officielle. Ce qui primait, c'est le scoop médiatique devant la caméra, c'est l'acte symbolique de la coupure du ruban. Mon rôle s'est arrêté là. J'ai alors appris quelques mois plus tard que les travaux ont été confiés à des entrepreneurs tous corps d'Etat faisant partie de la garde rapprochée du maire, et que le village, une fois achevé, ne servait plus qu'à des contrebandiers de passage, sachant que Magoura se situe à 5 kilomètres de la frontière !

La morale de cette histoire est le décalage abyssal entre le temps scientifique et le temps politique

Je n'ai point besoin d'extrapoler, å partir de cet exemple, qui est loin d'être unique dans ma longue carrière, sur ce à quoi pourrait servir le mariage université-entreprise.

Le contexte d'aujourd'hui me rappelle l'activisme que certaines universités nouvellement créées, du temps de la réforme Benyahya, pour se donner l'image du bon élève, qui se sont mises å fabriquer des ateliers abritant des « plombiers-spécialisés» se donnant l'étiquette de chercheurs. Comparaison n'est pas raison, certes, car la situation présente est fort différente. Ceci dit, je ne sous-estime pas le double gisement que recèle une telle alliance, que ce soit en matière de valorisation productive que d'emplois créés. J'estime tout simplement que, å coté de cette exigence, tout à fait sensible dans le contexte de raréfaction de nos ressources , financières et énergétiques entre autres, le décideur régalien ne doit pas sacrifier à la dictature de l'urgence , la recherche fondamentale, qu'elle soit dure ou molle. Ni Einstein ni Planck, ni Poincaré n'ont fait de la recherche sous contrat. Aucune entreprise n'a frappé å leur porte. Pourtant, si la mathématique fondamentale se désintéressait du principe de réalité, elle a, paradoxalement, révolutionné les sciences expérimentales, à savoir les sciences médicales, la biologie moléculaire, la génétique, l'économétrie, l'astrophysique etc. Le souci utilitariste ne doit pas nous aveugler. L'urgence a sa part de vérité mais la recherche doit aussi être le sacerdoce du timonier, du visionnaire, du scrutateur de la nation en devenir. C'est pourquoi la question de la temporalité de la RECHERCHE, de toute la recherche, quels qu'en soient les objectifs et les attentes, doit être méditée. Alors, organisons-en le débat sous l'égide de notre ministère de tutelle, pourquoi pas? Une idée parmi d'autres.

*Professeur Emérite en anthropologue juridique (université de Picardie Jules Verne) Professeur contractuel à l'Université Abou-Bakr Belkaid, Tlemcen Directeur de la Revue Internationale D'Anthropologie Cognitive (éd.L'Harmattan-Algérie)