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Quel modèle économique pour l'Algérie ?

par Mohammed Amiri *

Les récentes décisions prises par les pouvoirs publics dans le sens d'une plus grande maîtrise de la balance commerciale constituent indéniablement un des faits les plus marquants de cet été, tant la portée des conséquences de celles-ci dépassera le simple effet d'annonce d'un revirement conjoncturel de la politique économique du pays.

En passant à une vitesse supérieure à travers des mesures visant la réduction du volume des importations, le gouvernement entend confirmer le repositionnement de sa stratégie commerciale vers un contrôle rigoureux de son commerce extérieur et l'amortissement d'une dégringolade annoncée du solde de la balance commerciale du pays, du fait de la chute des prix du pétrole et de l'explosion du volume des importations. Echaudés par la nouvelle montée du nationalisme économique à travers le monde et récemment par l'action interventionniste des gouvernements capitalistes pour sauvegarder leurs systèmes financiers pendant la récente crise financière mondiale, nos décideurs se sont attelés depuis quelque temps à revoir certains principes liés à la gestion de la chose économique du pays, devenus immuables depuis plusieurs années.

 Ces grandes remises en cause dans la tendance de la politique économique du pays appellent à moult interrogations. S'agit-il d'actions annonciatrices de profondes mutations à venir du système économique et social du pays et l'aveu de l'échec de la démarche entamée depuis 25 ans, ou bien s'agit-il de mesures palliatives temporaires dictées par l'urgence de la situation visant à maintenir la balance commerciale hors du danger, en attendant une stabilisation durable des cours du pétrole sans remettre en cause les engagements pris par l'Algérie sur le plan international ?

 Il est vrai, pour rappel, que depuis le milieu des années 80, le vent des réformes entamées sur fond de détérioration des recettes financières du pays, avec son lot de privatisations, de dévaluation, de libéralisation brutale de l'économie nationale et autres remises en cause du système administré, a rendu inaudibles tous les appels à plus de prudence et de discernement dans l'ouverture de notre économie et au respect d'une transition préalable. Les «conseils» du FMI et de la Banque mondiale, sollicités pour le soutien et le redressement de l'économie algérienne, sont devenus par la force des choses la trame de fond du changement de cap de celle-ci vers une alternative libérale sans réelle vision globale qui prendrait en compte les spécificités du tissu social algérien et la structure de son assise économique. On découvrit alors la nécessité d'adopter le mode libéral, alors qu'on ne jurait que par l'effet de panacée qu'il constituerait pour le vécu de l'Algérien.



Après les premières approches de changement au cours des années 80 (restructuration et autonomie des entreprises publiques), les premières grandes réformes économiques furent initiées au début des années 90, qui ont vu la promulgation des premiers textes réformateurs osés de notre système économique et social (nouveau code des investissements, Loi de la monnaie et du crédit...), et ce parallèlement aux réformes politiques déjà entamées à la fin de la décade précédente. Le choix libéral est alors définitivement scellé, au point où les fervents défenseurs du désormais système socialiste caduc se sont reconvertis en apôtres de la nouvelle religion économique du pays.

 C'est au moment où devaient s'amplifier ces réformes que survint la tragédie nationale. Le changement escompté devrait alors attendre et le pays se retrouva isolé face à son destin. Faute d'avoir pu redémarrer la machine productive nationale et, en attendant l'accalmie et le retour à la normale, les autorités redoublent d'ingéniosité pour convaincre des bienfaits du nouveau cadre juridique des affaires et adoptent d'autres mesures afin de rendre la destination Algérie plus attractive. Un appel du pied est lancé aux investisseurs étrangers, dont on ne cessa de louer les bienfaits de leur contribution sur notre économie. Pour mettre fin à l'isolement dans lequel fut confiné notre pays, nos gouvernants étaient prêts à faire d'autres concessions, fussent-elles même douloureuses.

 Avec l'amélioration de la situation sécuritaire vers la fin des années 90 et la reprise de la hausse des cours du pétrole, un regain d'intérêt pour l'Algérie commença à s'exprimer et on enregistra même la venue de gros opérateurs, notamment dans les domaines de la téléphonie, des banques et des hydrocarbures, ainsi que d'autres secteurs plus ou moins importants. Cette nouvelle dynamique encouragea nos gouvernants à aller plus de l'avant dans la libéralisation de l'économie nationale : c'est ainsi que furent signés les accords de partenariat avec l'Union européenne qui consacrèrent l'ouverture définitive de notre économie, suivis de l'engagement de l'Algérie dans le processus d'adhésion à l'OMC. Le système rentier basé sur un mode mono-exportateur d'hydrocarbures fut maintenu malgré tout comme moyen de sauvegarde de la paix sociale et accessoirement comme soutien aux démarches de libéralisation. Parallèlement à cela, une politique de privatisation massive des entreprises publiques fut menée tambour battant, au grand dam des opposants à cette initiative. Le summum de cette démarche libératrice fut atteint par la promulgation de la très controversée loi sur les hydrocarbures qui fit éclater en miettes les dernières résistances de changement encore persistantes.



Mais les résultats de cette ouverture tous azimuts ne se sont pas fait attendre. Ce fut d'abord le scandale du siècle, Khalifa, qui poussa le gouvernement à opérer les premiers replis stratégiques en procédant à la modification de la Loi sur la monnaie et le crédit, avec à la carte des restrictions sur l'activité bancaire et financière qui finirent par décapiter les premières banques privées nationales. S'en suivit un déferlement jamais vu de scandales financiers touchant presque toutes les structures économiques du pays. Contre toute attente, le président de la République procéda à l'abrogation de la loi sur les hydrocarbures quelques mois après son adoption par le Parlement. La réforme du secteur bancaire et financier n'a pas eu lieu et l'action de privatisation tourna à la déconfiture, au point où l'opération de cession de quelques entreprises ne réalisa aucun impact tangible sur le terrain. On s'aperçoit aussi que les retombées attendues des investissement directs étrangers étaient en deçà des résultats escomptés : ceux-ci se sont limités à des secteurs tertiaires ainsi qu'à ceux des hydrocarbures à forte rentabilité financière, mais sans grandes conséquences ni sur l'appareil productif national ni sur le plan commercial externe.

 Quant à l'accord d'association avec l'Union européenne, faute de n'avoir permis ni le positionnement de produits algériens sur le marché européen ni un flux important d'investissements vers l'Algérie, notre pays aurait pris dernièrement la décision de demander la révision de certaines clauses de cet accord.

 Le renchérissement des produits pétroliers de ces dernières années a permis de maintenir le système de rente dissimulateur de la flambée des importations et des rapatriements grandissants de devises au titre des investissements étrangers et autres dysfonctionnements de l'économie nationale et de différer à plus tard l'éclatement des conséquences de cette démarche. L'Algérie devient alors un vaste marché très convoité par toutes les nations de la planète productrices de biens et services à cause du matelas important de réserves financières dont elle dispose. Entre-temps, le coût social de cette démarche ne cessa de s'aggraver à travers un taux de chômage de plus en plus en hausse et une paupérisation accrue de larges couches de la société, malgré le remboursement de la majeure partie de la dette extérieure de l'Algérie.

 Mais au moment où tous les spécialistes s'accordaient à prévoir une stabilisation des prix du pétrole au-dessus de 100 dollars sur les moyen et long terme, survint la crise financière mondiale, entraînant avec elle des répercussions néfastes inattendues sur la sphère réelle et notamment sur les prix des matières premières pour cause de récession généralisée.

 Bien qu'écartant au début toute influence majeure de cette énième crise mondiale sur l'économie algérienne, les décideurs se sont ravisés peu de temps après en constatant les premiers dégâts : un solde de la balance commerciale en chute libre et un volume des importations en nette flambée, mettant en danger les ressources financières du pays. Les experts ont tiré la sonnette d'alarme en attirant l'attention des gouvernants sur les dangers que représenteraient une expansion incontrôlée des importations et des dividendes rapatriés sur la situation financière du pays. C'est ainsi que commença un processus de régulation à travers une batterie de mesures visant à contenir et à compresser l'évolution du volume des importations. La récente mesure interdisant le crédit à la consommation ainsi que celle relative à l'obligation d'associer des opérateurs algériens dans tout projet d'investissement étranger et l'imposition des revenus rapatriables entrent dans cette optique. A cela s'ajoutent d'autres décisions, dont le recours à des sociétés spécialisées pour contrôler les marchandises importées et la restriction d'usage de certains moyens de paiement de commerce international.

 Mais en quoi ces mesures pourraient-elles nuire aux intérêts du pays et à son image de marque ?, se demanderont probablement certains. S'il est légitime pour tout gouvernement de prendre toutes les mesures qu'il juge nécessaires pour sauvegarder les intérêts du pays des soubresauts des conjonctures cycliques et imprévisibles, il n'en demeure pas moins que toute solution préconisée dans ce sens doit s'inscrire en droite ligne dans une démarche cohérente avec les choix stratégiques de sa politique économique.

 Les récentes mesures contribueront à coup sûr à maintenir le flou sur les intentions du gouvernement quant aux choix définitifs des axes de sa politique économique et conduiront sans nul doute à entretenir l'appréhension des investisseurs étrangers quant à la stabilité du cadre juridique des affaires et jeter par là même le discrédit sur le discours officiel prônant l'ouverture et l'encouragement des IDE.



La décision contenue dans la dernière loi de finances complémentaire de ne maintenir que le crédit documentaire comme moyen de paiement parmi ceux prévus par les règles et usances internationales (RUI) de la Chambre de commerce internationale dans les transactions de commerce extérieur, a surpris tous les observateurs. Bien que le crédit documentaire soit un moyen plus sécurisant et fiable, cette mesure s'apparente à une fausse solution pour de vrais problèmes, dans la mesure où elle ne pourra endiguer ni le phénomène de la sous-déclaration en douane, ni l'importation de biens de consommation farfelus de mauvaise qualité qui ne sont pas d'une grande nécessité à l'économie nationale, et qui greffent les ressources financières du pays et constituent, à notre avis, la véritable priorité à traiter ; elle contribuera par contre à ralentir la cadence des importations, but apparemment recherché par les gouvernants compte tenu de la lourdeur et de la complication liées à la nature même du crédit documentaire...

 Les modes de paiement suspendus, notamment la remise documentaire permettait le bénéfice par l'importateur de crédits de la part du fournisseur étranger à travers des échéanciers pouvant parfois aller jusqu'à 120 jours, ce qui constitue un concours direct à l'économie nationale. La propension des transactions réalisées par remise documentaire, assortie de délais de paiement au bénéfice de l'importateur algérien étant très importante, les nouvelles orientations de la Banque d'Algérie régissant le crédit documentaire rendront cette éventualité difficile à réaliser, du moment qu'il est exigé de l'importateur le dépôt de la totalité de la contrepartie du prix de la marchandise, ce qui constitue en soi une mesure contre-productive pour l'économie nationale.



L'interdiction signifiée aux banques d'octroyer des crédits de consommation a été même perçue comme un aveu d'impuissance des pouvoirs publics à juguler la détérioration des termes de l'échange et une mesure maladroite car elle constitue un précédent jamais vécu dans les annales des économies libérales où l'Etat est intervenu directement dans le fonctionnement des entreprises appartenant au secteur privé.

 Si l'intérêt du pays est le but recherché à travers ces mesures, le flou entourant la nature de certaines décisions a, par contre, dérouté les plus avertis, tant la démarche suivie contraste amplement avec l'option libérale prônée et défendue depuis plusieurs années. Serait-on tenté de croire à l'abandon par les pouvoirs publics de l'option libérale initiée depuis les années 80 ?

 Les informations rapportées par la presse dernièrement à propos de l'intention du département de M. Temmar de créer prochainement de nouvelles entreprises publiques ont laissé pantois plus d'un, tant cette mesure vient à contre-courant des tendances libérales prônées par l'Algérie, qui nient à l'Etat tout rôle entrepreneurial à jouer. Prôner l'économie de marché pure et dure, pour ensuite redécouvrir les vertus dirigistes d'antan renseigne à notre avis de l'aveu d'échec d'un choix prôné depuis environ un quart de siècle. Certains observateurs et experts se sont même demandés si l'Algérie était réellement en mode d'économie dirigée ou bien en celui d'économie libérale.

 Une politique économique bien élaborée et réfléchie, basée sur une vision claire prenant en compte les vrais besoins de développement du pays, ne peut en aucun cas s'accommoder de mesures conjoncturelles précipitées, parfois brutales et inefficaces, initiées plus en réaction à des événements externes qu'à des impératifs stratégiques planifiés.

 S'il est prématuré d'avancer une quelconque affirmation concernant les grandes intentions des gouvernants à travers ces dernières remises en cause, il est par contre utile de conclure que les différents replâtrages qu'a subis cette démarche traduisent bien un manque de vision dans la conduite du changement espéré, qui nuit énormément à l'image de marque de l'Algérie et à ses capacités de négocier avec ses partenaires étrangers.

 Que faut-il retenir de cette expérience, si ce n'est l'échec de la politique de développement national basée sur une libéralisation précipitée de l'économie et une démarche privilégiante d'IDE en l'absence d'une vision stratégique de longue portée mûrie et réfléchie. Toutes les mesures prises depuis les années 80 n'ont pu éviter à notre économie l'état de fragilité qui la caractérise depuis plusieurs décades et qui la rend vulnérable à la moindre variation des marchés mondiaux des matières premières. L'ouverture brutale de l'économie nationale, de la même façon que fut celle du champ politique à la fin des années 80, sans véritable transition ni phase préparatoire, a hypothéqué les chances de l'Algérie de s'amarrer rapidement aux pays émergents en voie de s'extirper des affres du sous-développement.



Bien que relativement jeune, l'expérience des IDE dans notre pays a prouvé une fois de plus l'échec de toute démarche faisant de cette option la principale locomotive de développement d'un pays. La privatisation des entreprises étatiques n'a pas pu faire redémarrer la machine de production nationale et les différentes perspectives annoncées de stratégie de l'industrie algérienne n'ont pu voir le jour. En somme, le bilan de 25 ans de réformes n'est guère reluisant par rapport aux énormes potentialités que recèle le pays.

 Une ouverture graduelle et réfléchie de notre économie, couplée à une revalorisation de l'appareil de production par contre, aurait pu épargner au pays une perte de temps considérable et des coûts élevés inutiles.

 Le constat d'échec étant déjà consommé, notre pays doit absolument faire l'économie d'errements répétitifs de stratégie de développement. L'urgence d'une refonte de la politique économique nationale s'impose à travers une large concertation impliquant tous les intervenants : opérateurs, experts, cadres, compétences, politiques..., qui débouchera sur des décisions consensuelles prenant en compte uniquement l'intérêt suprême de la nation. Cette initiative doit d'abord tirer en toute objectivité les leçons d'environ un demi-siècle d'expériences inachevées et de politiques inadéquates et mettre les contours généraux d'une nouvelle orientation qui jettera les jalons d'un renouveau économique et mettra le pays sur la bonne voie du développement.

 Une attention particulière et une grande priorité doivent être données, à notre avis, à la valorisation du potentiel humain du pays à travers une politique de formation, de mise à niveau et de perfectionnement tous azimuts, seule voie garante de l'émergence d'une véritable économie de la connaissance qui fera jaillir ses résultats sur tous les autres secteurs d'activité. Une place prépondérante doit être consacrée aux compétences nationales non résidentes éparpillées à travers les quatre coins du globe, dont l'apport sera d'une grande utilité pour le pays.

 Une politique de substitution aux importations doit être élaborée par la mise en place d'un véritable plan de développement de pôles d'activités prioritaires, autour desquels essaimeront des petites et moyennes entreprises auxquelles toutes les facilités devront être accordées. Cette action doit être soigneusement réfléchie et reposera sur la hiérarchisation des priorités et la prise en compte, d'une part, des créneaux à substituer les plus coûteux et les plus budgétivores, et, d'autre part, les différents atouts humains, naturels et géostratégiques que recèle notre pays.

 Enfin, toute projection de solutions futures doit prendre en considération la dimension socio-culturelle de la composante du peuple algérien, les expériences passées ayant démontré l'inefficacité de solutions importées inadaptées au contexte et à la réalité de l'environnement algérien, qui se sont avérées néfastes sur l'état de l'économie algérienne.

 

*Economiste - Cadre de banque