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L'ascension des nouvelles milices «Mamelouks»

par Kamel Daoud

Une scène étonnante vue par le chroniqueur cette fin de semaine à Oran : un Algérien négociant avec un gardien de parking clandestin la concession d'un morceau de trottoir avec abonnement au mois. La question était «à combien tu me laisses deux places pour deux voitures h/24 ?». Et cela faisait mal d'entendre le gardien à matraque, enfant éloigné de la course au bien vacant, préciser ses tarifs pour un morceau de trottoir qui n'appartenait ni à son père, ni à son grand-père et même pas à l'Emir Abd El-Kader ou à l'un des frères Barberousse. Un morceau de bien public privatisé selon la nouvelle conception du bien public en Algérie : le bien du premier qui y arrive, du plus fort, du plus malin, de celui qui s'est levé tôt pendant que les autres applaudissaient selon le proverbe algérien. Et comme vu et admis par tous, cela commence ainsi : si en «Haut» on privatise l'Etat par le Pouvoir, en bas, on n'a aucune raison à ne pas prendre sa part, son morceau, son baril. La privatisation de l'espace public est désormais presque irréversible : trottoirs, terrasses, dos-d'âne personnalisés, étalages de commerces informels, cageots sur le passage piétons, jardins publics, etc. l'Algérie va en morceaux format poche et foncier tribal après l'intermède d'un Etat-national très bref sur l'échelle de l'histoire du Maghreb central, jamais capable de surmonter les colonisations ou les privatisations.

En parallèle, un autre mécanisme ; la privatisation des pouvoirs publics : une voiture de contrebandier récupérée de chez les gendarmes par la force à Tébessa, et fêtée avec klaxons comme un 1962 tribal sans que le bouteflikisme oral ne s'en émeuve, attaques collectives contre des complexes touristiques jugés attentatoires à l'islamisme populiste de l'après-FIS, usage d'armes et de milices pour se défendre sans avoir besoin de recourir à la loi républicaine, destruction de biens d'autrui sous prétexte du chômage, prise d'otage d'entreprises en guise de demandes d'emploi, etc. Et cela fait peur et terrorise sans que l'on veuille y voir le début de la fin annoncée : l'Etat ne défend plus personne et peine à se défendre lui-même contre les siens.

En bas de cette fausse échelle des institutions de la jungle, vous avez enfin, selon une suite logique, des jacqueries qui ont transformé les émeutes en de nobles contestas là où elles ne sont que des batailles alimentaires et des prédations. Le but et la conséquence étant que tout le monde saisisse le nouveau message : l'Etat n'existe pas, vous si, si vous cassez, frappez ou incendiez. Du coup, il en naquit cette nouvelle forme de justice moyenâgeuse par la machette et la foule, où, sous prétexte de la misère et du chômage, on brûle, vole, s'attaque aux biens privés sans que l'Etat ou ce qui en reste ne s'émeuve de la montée de ces nouveaux Mamelouks plébéiens, alliés habituels, selon les livres d'Histoire, des Etats en fin de parcours et des régimes finissants.