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Ouyahia compte-t-il vraiment gouverner par la peur ?

par Cherif Ali

Le couteau est arrivé à l'os, a dit aux sénateurs le Premier ministre Ahmed Ouyahia à l'occasion de la présentation de son plan d'action.

L'effet a été immédiat : comme un seul homme, ils n'ont pas tari d'éloges à son égard et ils ont massivement voté pour son plan d'action. Après, ils pouvaient rentrer chez eux, tranquillement, sûrs d'être payés le mois de novembre prochain, a ironisé un journaliste.

En définitive, les hommes politiques algériens, qu'ils soient au pouvoir ou dans l'opposition, se font fort d'instrumentaliser des craintes, avérées ou non, de la population pour atteindre leurs objectifs. Les discours alarmistes et anxiogènes ainsi que la désignation d'ennemis intérieurs, sans oublier bien sûr la «main étrangère», servent alors à légitimer des mesures disproportionnées qui portent atteinte aux droits fondamentaux, dans le but de mieux contrôler la population.

Pour l'heure, c'est la diminution des recettes et, par conséquent, le mauvais état des finances publiques du pays qui sont mis en avant par ceux qui sont aux manettes, et principalement le Premier ministre Ahmed Ouyahia pour faire peur aux Algériens.

Et le scénario a changé, a affirmé dans ces mêmes colonnes Mourad Benachenhou : «les Algériennes et Algériens sont noyés d'une avalanche de chiffres, à donner le tournis, et dont l'objectif est de les mettre en situation de panique extrême, afin de leur faire avaler la dure pilule du «redressement de bilan» tout en leur faisant oublier que ce sont les artisans de cette situation qui continuent à régner».

De toutes les façons, il est admis que ceux qui sont au pouvoir, dans nos contrées d'ici-bas ou dans le monde, ont toujours besoin d'agiter le chiffon rouge de la peur pour détourner l'attention du peuple. Ils ont toujours su que la peur est le meilleur moyen de convaincre la population réticente à leur accorder son soutien conditionnel : que ce soit pour détourner son attention, pour justifier plus de taxes ou pour faire accepter une législation impopulaire.

En Algérie, le projet de la loi sur la monnaie et le crédit en a été l'exemple le plus frappant : le gouvernement a estimé qu'il était plus que temps d'aller vers un mode de financement non conventionnel. Ce n'est plus un choix, c'est devenu une nécessité absolue, a lancé Ahmed Ouyahia de toutes les tribunes où il a discouru. L'opposition, pour sa part, estime que le recours à la planche à billets allait mener le pays à la ruine !

En fait, tous ceux qui ont pris le pouvoir en Algérie à partir de 1962 jusqu'à l'ouverture du champ politique qui a eu lieu au lendemain des événements tragiques d'octobre 1988 ont utilisé la peur pour se maintenir aux commandes du pays. Leurs opposants, ceux notamment qui se sont manifestés au lendemain du premier tour des élections législatives avortées de 1991, n'ont pas fait mieux. Un dirigeant d'un ex parti dissous, croyant avoir raflé la mise électorale, s'est précipité à appeler les Algériens «à changer leur us et leur comportement y compris vestimentaire !».

Dans la même veine, à l'occasion des dernières législatives où le risque d'abstention planait sur le scrutin qui se préparait, des représentants du gouvernement d'alors ont commencé à agiter le chiffon de la peur à la face des Algériens leur faisant croire que «s'ils n'iraient pas voter, le pays sera attaqué de toutes parts de l'étranger ; des chasseurs bombardiers et des armes électroniques sont prêts à donner l'assaut !».

Encore aujourd'hui, les Mokri, Louisa Hanoune, Ali Benflis, Soufiane Djilali prédisent au pays des lendemains qui déchantent, voire la ruine quand ce n'est pas la guerre civile. On se souvient encore de l'épisode de Khalida Toumi et Zohra Drif Bitat qui avaient pris la tête de « l'initiative des 19 », soutenant mordicus qu'elles avaient entre les mains des «bombes»!

Il faut dire que durant ces 20 dernières années, les Algériens ont tout enduré ! Ceux qui présidaient à nos destinées ont tout fait pour alimenter et mettre à jour nos peurs ; ils avaient à leur disposition un arsenal sémantique diversifié avec notamment ces mots : protéger, rassurer, sécuriser, affronter, maltraiter, terroriser, censurer, libérer, sauver, éliminer, résister, défendre, alerter, harceler, brutaliser?et parfois même emprisonner.

Autant d'étincelles qui allument nos feux intérieurs de l'effroi !

En attendant, la théorie de la peur comme celle du chaos recrute encore des adeptes dans les régimes les plus fermés, même si en Algérie elle ne fait plus recette. Nos émotions sont, cependant, intactes. Elles se nourrissent de notre ressenti et les médias constituent une formidable chambre d'échos. Lire, voir ou entendre parler des risques potentiels et des menaces terribles qui pèsent sur nous, disait un psychologue, peut agir à notre insu dans la construction de notre perception que nous confondons souvent avec la réalité.

La peur se nourrit d'agents viraux qui contaminent notre confiance, altèrent notre lucidité et renforcent notre interprétation négative. Qui d'entre-nous, à la lecture de certaines manchettes, ne s'est laissé tenter de penser : «Ah oui, c'est vrai, c'est la crise, le pétrole dégringole tout comme le dinar et le pays avec !».

Ces appréhensions sont les socles fondateurs de nos peurs intérieures. Le pire, c'est qu'en craignant qu'elles se réalisent, nous mettons en œuvre, sans le mesurer, des schémas de répétition qui donnent raison d'avoir peur. Pour s'en rendre compte, il suffit de noter la fréquence des commentaires de type : «La chute du pétrole, c'était inévitable, tous les experts l'avaient prédit», «le gouvernement nous a caché la vérité», «nous l'avons dit au président!», «à travers la révision de la loi sur les hydrocarbures, c'est Sonatrach qui est visée !».

En principe, il est dans le rôle de tout gouvernement de rassurer les travailleurs et, a fortiori, les citoyens sur leur avenir immédiat, d'autant qu'il se trouve coincé dans une situation de crise, mais les annonces nombreuses et désordonnées à propos du recours à l'endettement intérieur, par exemple, contribuent à semer une panique sans nom.

Les sorties timorées de certains ministres ont ajouté à la peur en donnant l'impression qu'ils sont soumis à l' «omerta» ! Que la discipline gouvernementale est de rigueur : c'est Ahmed Ouyahia qui a le monopole de la parole !

De toute évidence, focalisés qu'ils sont par le maintien de la «paix sociale» en vue de leur maintien au pouvoir à n'importe quel prix, ils ont peur du conflit, peur des arbitrages, peur des débats, peur de l'échec, peur de communiquer et peur d'être ou de devenir impopulaires de par le fait qu'ils soient formatés et conditionnés par le souci de plaire à tout prix, même au risque d'être à contre-courant de l'intérêt actuel et futur de toute la collectivité nationale ! Mais après, s'est interrogé Abdelkader Khelil dans sa dernière contribution intitulée «Quand la volonté de prendre des décisions courageuses vient à manquer» ?

Les observateurs, comme pour alimenter encore notre peur, estiment qu'il ne reste au gouvernement actuel que deux alternatives possibles :

1. Soit poursuivre sa politique mortifère et précipiter le recours à l'endettement extérieur, plus rapidement que prévu par les experts.

2. Ou mettre à profit cette période pour procéder à des réformes utiles et intelligentes et susciter ainsi des changements dans le quotidien des Algériens.

Aujourd'hui, les gens ont le sentiment que la crise va leur éclater à la figure. Le pétrole, leur dit-on, va rester au plus bas jusqu'en 2020 ! Les ménages ont peur en l'absence de mécanismes officiels de régulation, ce qui laisse présager des périodes de tensions et de difficultés «à joindre les deux bouts» pour beaucoup de citoyens. L'école va mal, la santé aussi. La culture est au plus bas. Les imams cathodiques font des ravages avec leurs fatwas. Le monde du travail est en ébullition et la sécheresse politique a gagné tous les partis politiques ! L'heure n'est plus aux propositions de crise, c'est le temps des règlements de comptes, de l'invective et des menaces. C'est la foire d'empoigne en plein Assemblée nationale.

C'est aussi le temps des accusations : Noureddine Boukrouh qui prend à témoin l'opinion nationale, tout en demandant aux Algériens d'entreprendre une «révolution pacifique». Ce qui n'est pas fait pour rassurer !

Pendant ce temps-là, des opportunistes profitent des peurs générées et entretenues pour s'enrichir au détriment de la population.

Les cambistes du square Port-Saïd, et d'ailleurs, mettent à mal le pauvre dinar ! L'euro s'envole. Le gouvernement d'Ahmed Ouyahia accuse la rumeur d'avoir contribué à la hausse vertigineuse des devises ! De nouvelles entreprises naissent, d'autres s'enrichissent en profitant des mesures attractives et du foncier donnés par le gouvernement d'Abdelmalek Sellal, celui-là même qui cachait la vérité au peuple algérien, selon Ahmed Ouyahia ! Elles ramassent à la pelle les subventions induites par les programmes gouvernementaux créés dans le but exprès d'«endiguer les nombreux dangers qui nous assaillent». D'autres programmes, tout aussi alléchants, subventionnent des centaines d'associations à but non lucratif pour, soi-disant, aider la population à gérer le stress créé par la peur et aussi pour remplir, au moment voulu, les salles de meetings politiques des partis du pouvoir.

Mais, il faut savoir que l'effet de la peur s'amenuise avec le temps. A moins que les catastrophes annoncées ne se matérialisent, le doute s'installe rapidement même si ceux qui sont au pouvoir détiennent un inventaire de «danger illimité» pouvant raviver la peur dans la population. Aujourd'hui, les Algériens, même s'ils sont déboussolés, refusent de prendre le risque de changements politiques susceptibles de déboucher sur le chaos (et la télévision nationale vient de leur offrir un aperçu à travers des images d'une violence inouïe) d'une part et, d'autre part la confiance qu'ils ont vis-à-vis de leur institutions et plus précisément celles en charge de la violence est totale.

En d'autres termes, ils ont plus confiance dans leur armée et police que dans le parlement ou les partis politiques !

Or, tant que les Algériens ont peur, ils continueront de s'appuyer sur les institutions qui les protègent et à critiquer l'incompétence et l'inefficacité des autres institutions.

Aujourd'hui, faut-il le dire, le pays a su préserver sa sécurité, même s'il reste ce grand «géant» d'Afrique où la classe dirigeante et l'élite peinent à dégager un consensus pour définir une vision commune et, partant, assurer la sécurité stratégique de toute la région. En ces temps de crise, le pays a besoin de sérénité, de visibilité et d'un discours de tolérance et de vérité.

Nul n'a le droit de réinstaller, d'une façon ou d'une autre, la peur dans les familles algériennes inquiètes pour la sécurité de leurs enfants ou de leurs biens ; ou plus grave encore, la sérénité de toute la nation sur l'avenir de l'Algérie, son unité, son indépendance et sa sécurité nationale sont une «ligne rouge» à ne pas dépasser !

Ces derniers propos, faut-il le rappeler, émanent du président de la République Abdelaziz Bouteflika ! Ils sont consignés dans un discours qu'il a adressé à la nation en 2011 et que certainement notre Premier Ministre, Ahmed Ouyahia, qui n'a de cesse de se revendiquer de son programme, a écouté et même lu !

Va-t-il pour autant continuer à faire peur aux Algériens qui, en définitive, ne sont pas responsables de la crise économique et financière dans laquelle est plongé présentement le pays ?