
Qui
sont les Algériens qui ont des comptes en Suisse, propriétaires de 671 millions
de dollars ? On le saura, ou pas. Le Swissleaks est un scandale dans le champ
des normes internationales. Pas dans le périmètre où l'Etat est réduit au
strict minimum (armée, alimentation générale, religion pour faire supporter
l'Attente). En Algérie, la justice n'y réagira pas, l'opinion en lira à peine
le détail et le temps passera pour collectionner les couchers de soleil et les
retours de cigognes. A la notion de scandale manque le sens de la justice, une opinion,
une société civile et un Etat souverain. Donc le Swissleakes n'est pas pour
nous, ou si peu. La conviction générale est : ce n'est qu'un détail, l'argent
est placé même dans des sachets chez nous ; on n'a même pas pu imposer l'usage
du chèque pour les transactions, on n'imposera pas des procès. Il faut la
Suisse pour le Swissleaks. L'argent sera détourné en live, au JT de 20 h, que
cela ne soulèvera pas un cil. On s'est accommodé de l'informel, du rapt et de
la corruption. La société civile n'existe pas, l'opinion hors-hydrocarbures est
chétive, la presse peut crier dans le désert, la justice ne s'autosaisira pas.
On l'a vu, on le voit, on le verra. Mais au-delà de ce constat fait par chacun,
il y a à relire (encore) ce terrible fatalisme, cette défaite de soi et du sens
dans ce pays. On ne sait d'ailleurs même pas par quoi commencer dans le
catalogue des indignations. Alors, on ne s'indigne pas.
D'ailleurs,
il y a presque de l'ennui au cœur de cette chronique. Le sujet est plat, banal,
sans sens et sans sel. A peine de quoi intéresser un fidèle. « Dénoncer »
semble accuser sourdement chacun de nous. On dénonce le fait que l'on dénonce
pas et c'est vieux comme métier assis. Cela nous enferme plus encore, ne résout
rien et plonge la tête dans la flaque du malaise. Au plus profond, on est
accusés, les uns par les autres, de lâcheté presque. Ou de démission. Et chacun
sait que cela est vrai et que cela est faux ; non pas que l'on soit lâche, mais
seulement parce qu'on est décédé. Comme paralysés. On sait que l'on se
soulèvera tous quand la cause sera claire, le leader honnête, le message facile
même si le coût sera élevé. Mais là, ici, à ce jour de l'an, on est paralysé
par autre chose que la peur : le manque de certitudes. En gros, le fameux nez
algérien a été remplacé par une barbe, ou un bras d'honneur, ou un front
baissé, une échine ou une oreille posée. Le Swissleaks algérien est frappé par
un verdict paralysant énorme : pourquoi s'indigner de 671 millions de dollars
douteux alors qu'il s'agit de tout un pays qui a été détourné, lui, son fric,
son sens, son indépendance et même sa mémoire ? L'énormité de la déception
nationale condamne à n'être qu'un détail, un tout autre épisode de petite
monnaie. C'est terrible comme aveu et comme piège : parce que tout est à
refaire, on ne fait rien. Piège national.