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Écrivain
mondialement connu, Albert Camus est un signe de contradiction. Nombreux sont
les laudateurs qui le portent aux nues en l'affublant de tous les superlatifs
possibles et imaginables. Ses détracteurs, s'ils sont moins influents, ne s'en
laissent pas conter et défendent, avec une ardeur inoxydable, leur piètre
opinion du romancier, de l'homme public et de l'essayiste.
Parmi les premiers, il en est qui, évoquant Camus, ne tarissent pas d'éloges sur leur idole préférée, n'hésitant pas à parler, à propos de son récit «L'Étranger», de réussite prodigieuse : «Un miracle. C'est le mot qui vient à l'esprit quand on se penche sur l'incroyable destin de L'Étranger» écrit Grégoire Leménager dans une récente livraison du Nouvel Observateur, ajoutant qu' «avec sa langue claire et sa signification opaque, L'Étranger a conquis la planète, de Roland Barthes à Mario Vargas Llosa et de Nathalie Sarraute à G.W Bush». Rien d'étonnant à ce que l'on s'y intéresse. Qui n'a pas lu ce bref récit, publié en juillet 1942, par un jeune romancier de 30 ans ? L'Étranger, qui fut d'emblée un succès de librairie et qui le reste, est un récit qui déroge à la tradition littéraire française stricto sensu, puisque l'auteur a acclimaté certains procédés, venus d'Outre-Atlantique. Ce succès n'est pas, du reste, dû aux seules qualités littéraires du roman, mais aussi aux circonstances historiques et à la situation de la littérature française entre les deux guerres. Ces phrases sèches, ce style dépouillé rappellent es techniques des romanciers américains, alors que la tradition française se plaît à l'introspection psychologique.«A peine sorti des presses, L'Étranger a connu la plus grande faveur» remarque Sartre. On se répétait que c'était le meilleur livre depuis l'Armistice'. «Au milieu de la production littéraire du temps, ce roman était lui-même un étranger» commente Sartre. Pour sa part, B. Fauconnier, dans Le Magazine Littéraire, note que «la gloire de Camus reste sans égale» précisant qu'elle est «bien vivante et toujours lue avec passion par les jeunes générations». Ce «contemporain vital» selon Franck Nouchi, n'a pas fini de séduire auteurs et lecteurs, parce qu'il a «parlé de tout ce qui nous concerne». Cet éminent écrivain aurait, à l'en croire, fait œuvre d'anticipation en élaborant la critique de la société du spectacle, la télé réalité et le déferlement médiatique. On n'imagine pas à quel point Camus est «un point de repère essentiel» commente Franck Nouchi. De son côté, Vincent Duclert, dans un numéro hors-série du Monde intitulé «Une vie, une œuvre» campe un Camus en apôtre de la liberté : «Il n'est pas un jour, écrit cet hagiographe laborieux, où l'intellectuel aux multiples combats, l'homme de fidélité et de passion...n'inspire des engagements de vérité et le courage de la liberté». Il en fait, comme Hubert Védrine, l'ancien ministre socialiste, un rempart « quand tout disparaît, quand le monde s'abandonne à l'oubli et à la tyrannie». Parmi ses admirateurs, l'unanimité règne sur les vertus de l'œuvre et sur « la trajectoire d'un homme d'exception. La popularité de l'écrivain est immense en France et à l'étranger» précise Minh Tran Huy, l'éditorialiste du Magazine littéraire, lors de la commémoration du 50e anniversaire de la mort de Camus. En octobre 1957 déjà, Émile Henriot, académicien et critique littéraire du quotidien Le Monde, évoquant l'attribution du prix Nobel, mettait en exergue « les hautes qualités littéraires» qui «lui ont, avec cinq ou six livres importants, mérité sans conteste la place qu'il occupe au premier rang de nos écrivains». « Ce sobre et pur artiste», ajoutait Henriot, séduit par «la vigueur, la précision et le ramassé de son style». En guise de péroraison, il déclarait, avouant sa prédilection pour L'Homme révolté, qu'il est indéniable que c'est «par son message spirituel et l'intransigeante fermeté de ce directeur de conscience qu'il aura été retenu et finalement choisi». Pourtant tant d'éloges et de noms prestigieux ou moins célèbres, n'impressionnent guère les détracteurs de Camus. Ces sceptiques refusent l'argument d'autorité auquel se réduisent les louanges adressées à Camus, déclarant se placer sur le terrain des faits ; or, d'après eux, les faits ne ratifient nullement les lauriers décernés à l'auteur de La Chute. Et d'abord le succès commercial d'une œuvre n'est jamais le signe d'une haute facture littéraire, d'un style sublime. Combien d'œuvres qui, par le passé, ont été imprimées à des milliers, voire à des millions d'exemplaires et qui sont maintenant tombées dans l'oubli. Qui, en dehors d'une poignée d'universitaires, lit Corinne ou l'Italie de Mme de Staël ou Les Mystères de Paris d'Eugène Sue ; qui, à l'exception des spécialistes, consulte encore The Mysteries of Udolpho d'Ann Radcliffe (1794) ou The Pickwick Papers (1836) de Charles Dickens, qui furent des phénomènes d'édition, ? Ensuite, il est évident que la trajectoire de Camus a été revue et corrigée pour les besoins de la cause. Albert Camus, quelles qu'aient été ses qualités, n'a pas été l'homme d'exception qu'on célèbre, ni le croisé de la liberté, et pas davantage, le courageux intellectuel. Ses admirateurs se gardent bien de rappeler qu'il a obtempéré aux sommations de l'organe de la censure nazie en acceptant de retirer le chapitre sur Kafka, écrivain juif, qui figurait originellement dans son manuscrit du «mythe de Sisyphe». Dans son livre «Une si douce occupation», l'historien Gilbert Joseph a établi que Camus a demandé une bourse au gouvernement de Vichy et qu'elle lui fut refusée : « Camus se déconsidéra en acceptant que le chapitre qu'il avait consacré à Kafka fût retiré du Mythe de Sisyphe afin que la censure allemande autorisât la publication» Dans un courrier, daté du 7 mars 1942, adressé à son ancien professeur de philosophie il annonce la chose : Il (Gaston Gallimard) accepterait de publier mon essai, mais il y a un chapitre sur Kafka qui ne peut passer» Camus aurait-il été cet apôtre de la liberté dont on nous rebat les oreilles ? Eh bien pas davantage. En réalité, sous l'influence d'un ex-communiste, A. Koestler (1905-1985) Camus s'est mué, dès la fin des années 1940, en anticommuniste forcené, accablant l'URSS de ses critiques et de ses allégations. Sartre, dans la Réponse qui devait consommer leur rupture, ne se gêna point pour le lui asséner : «Votre lettre suffit amplement à montrer-s 'il faut parler de vous comme l'anticommuniste parle de l'URSS ; hélas comme vous en parlez- que vous avez fait votre Thermidor». Camus, en l'occurrence, avait la mémoire courte : il feignait d'oublier le rôle décisif de l'Armée rouge dans la victoire sur le nazisme et la libération de l'Europe. Or, pour les Algériens, comme le dit frontalement Ferhat Abbas, dans son livre La Nuit coloniale, l'existence des pays socialistes a été un puissant facteur dans la victoire du FLN : «On peut dire avec certitude que l'URSS et les pays de l'Est ont joué, à l'égard des peuples colonisés, le rôle de la Providence même. Sans l'existence et la puissance du monde socialiste, nous en serions encore au stade de la littérature colonialiste». Mais la pire de toutes les impostures est de brosser le portrait de Camus en intellectuel anticolonialiste. La preuve que disons vrai, ce sont les textes mêmes de Actuelles III : «Je ne puis, déclare Camus, approuver une politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines séculaires le peuple français d'Algérie et favoriserait seulement, sans profit pour personne, le nouvel impérialisme qui menace la liberté de la France et de l'Occident». En clair, ce que Camus appelle «démission», c'est ce que les ultras de l'Algérie française stigmatiseront comme «abandon». Et Camus de conclure : «Je considère que je ne dois pas aider une seule seconde, et de quelque façon que ce soit, à la constitution de l'autre Algérie.» c'est-à-dire de l'Algérie indépendante. Mais à force de répéter la contre-vérité d'un Camus anticolonialiste des centaines et des milliers de fois dans les médias, elle a fini par revêtir les oripeaux de la vérité. Hélas pour ses promoteurs, un mensonge ne peut devenir, par je ne sais quel miracle, une vérité. Certains Algériens sont persuadés qu'Albert Camus était partisan d'une Algérie indépendante. Yasmina Khadra, alors directeur du Centre culturel algérien, a soutenu avec enthousiasme le projet «Caravane Albert Camus» dénoncé pourtant dans une pétition, intitulée «Alerte aux consciences anticolonialistes» comme une émanation du «lobby néocolonial». On brandit toujours le fameux reportage de Misère de la Kabylie pour accréditer la légende d'un Camus anticolonialiste. Mais ce reportage fonctionne comme un leurre, un miroir aux alouettes. Mais il vaut mieux en appeler aux faits, même si la mentalité française ne les aime pas, leur préférant les belles phrases et l'art de la conversation. Albert Camus n'a jamais remis en cause le système colonial pour une raison simple : sa naissance sur le sol algérien et son existence de pied-noir ne peuvent s'expliquer que par les effets délétères de la colonisation. Sans les crimes de guerre, les enfumades, les tueries de masse et les exactions de toutes sortes, ses ancêtres n'auraient jamais pu se rendre maîtres de l'Algérie. C'est sur un territoire souillé par les exactions génocidaires qu'il est né, évolué, qu'il a été scolarisé pendant que des millions d'enfants musulmans étaient exclus de l'école et réduits à errer en gueux dans les rues. Même dans le reportage «Misère de la Kabylie» d'Alger-Républicain si complaisamment porté à son actif, Camus ne conteste nullement la colonisation dont il a vu pourtant les répercussions désastreuses sur les populations. Il continue de réciter la litanie de l'assimilation, se persuadant que des mesures sociales suffiraient à régler le problème. Il avait auparavant applaudi au projet Blum-Violette, parce qu'il pensait que le bénéfice de la naturalisation amputerait de quelques milliers d'âmes la lutte que menait le PPA pour l'indépendance et l'Association des Oulémas pour la restauration de la personnalité algérienne. Les massacres de mai 1945, qui marquent les débuts de la guerre de libération algérienne, dont les victimes, estimées par de rigoureux historiens, se sont soldées par trente mille morts et sans doute davantage, permettent d'entamer la légende de l'anticolonialisme de Camus. En novembre 1954, le mouvement national, suturant ses blessures et dépassant ses divisions, déclenche l'insurrection qui allait aboutir à une Algérie émancipée de la tutelle coloniale. Quelle fut l'attitude de Camus ? D'abord l'incompréhension : pénétré de la mythologie républicaine, Camus ne pouvait admettre qu'on pût refuser la France pour patrie. Viscéralement attaché à sa communauté, il va abandonner ses idées d'émancipation et consentir, au fur et à mesure que la guerre prendra un tour inexpiable, a un repli communautaire. De là, sa formule malheureuse, prononcée à Stockholm : «Je crois à la justice mais je défendrai ma mère avant la justice». Phrase que commentera en ces termes le directeur du quotidien Le Monde : «j'étais certain que Camus dirait des conneries». Cette formule est, en réalité, l'expression spontanée du communautarisme des petits Blancs d'Algérie. Camus a toujours défendu leur existence sur le sol algérien, arguant du fait que la présence française ne pouvait s'évanouir de la terre algérienne. Or, les résistants algériens voulaient précisément abolir le colonialisme français et les événements allaient dans ce sens. Tous les facteurs objectifs et subjectifs convergeaient vers l'indépendance de l'Algérie. Il est significatif que De Gaulle, ramené au pouvoir par les partisans de l'Algérie française, se soit résolu, d'assez mauvaise grâce, à négocier avec le FLN. Dès le 16 septembre 1959, De Gaulle évoque l'autodétermination comme le premier jalon de l'indépendance. Très vite, on en arrivera à l'Algérie algérienne, aux négociations, secrètes puis officielles, avec le FLN, et enfin à la proclamation de l'indépendance. Camus le savait, mais il lui était difficile de le reconnaître publiquement. Dans sa correspondance privée, il en fait état, en août 1958 : «Je crois comme vous qu'il est sans doute trop tard pour l'Algérie. Je ne l'ai pas dit dans mon livre parce que lo peor no es siempre seguro (le pire n'est jamais sûr)...et parce qu'on n'écrit pas pour dire que tout est fichu. Dans ce cas, on se tait, je m'y prépare». (Lettre à Jean Grenier). Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, Camus avait perdu pied touchant les réalités algériennes. Il ne cessait de stigmatiser les moyens de lutte choisis par la direction du FLN, mais ces moyens étaient très semblables à ceux que la Résistance française avait employés contre l'occupation nazie. N'était-ce pas Camus lui-même qui écrivait : «Une fois de plus, la justice doit s'acheter avec le sang des hommes» ? (Le Sang de la liberté, Combat, 24 août 1944).A partir de novembre 1954, les résistants algériens décidèrent de payer tribut au sacrifice, comment Camus eût-il pu les désavouer ? C'est pourtant ce qu'il fit par inconséquence. Après les massacres de mai 1945, la question de l'indépendance était ouvertement posée. On cessait de parler d'assimilation, de réformes, d'autant que les élections étaient systématiquement truquées. La création de l'Organisation Spéciale où se retrouvèrent tous les militants qui seront à la manœuvre le 1er novembre 1954 en est un autre signe. C'est une conjoncture nouvelle qui se dessine alors que Camus en restait à des slogans creux et vides : «Le fait français ne peut être éliminé en Algérie et le rêve d'une disparition subite de la France est puéril» et il ajoutait ,non sans mépris, pour les Algériens engagés dans le combat pour l'indépendance : «si bien qu'on soit disposé envers la revendication arabe, on doit cependant reconnaître qu'en ce qui concerne l'Algérie, l'indépendance nationale est une formule purement passionnelle». Enfermé dans une impasse, Camus ne pouvait, bien qu'il vît les réalités et craignît ce qui allait arriver, admettre la possibilité de l'indépendance et s'est replié sur ses origines, ne cessant de nous rebattre les oreilles avec les siens. «Camus ne nous a servi que des sermons» dit un écrivain algérien. Il s'était donné le titre de Juste, mais la justice exige souvent que nous combattions contre nous-même, que nous affrontions nos proches. Camus n'a pas pu s'élever à cette hauteur, c'est pourquoi il était ce «Juste sans justice», comme l'a bien vu Simone de Beauvoir qui l'accusait d'avoir consenti aux crimes de la France. *Docteur en philosophie (Paris-IV Sorbonne) | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||