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Les nouveaux serviteurs du récit : Sensal et la fabrique française du reniement rentable
par Laâla Bechetoula Il y a des pays qui
exportent du gaz, d'autres du blé, d'autres encore des micro-processeurs. La
France, quant à elle, a développé une industrie beaucoup plus subtile :
l'import-export d'Algériens de service. Ce sont des profils très spécifiques :
nés quelque part entre deux frontières symboliques, toujours «rescapés» de
quelque chose, toujours «revenants», toujours prêts - pour un plateau télé
supplémentaire - à expliquer à la France ce qu'elle veut entendre depuis cent
soixante ans : que l'Algérie est un problème, et qu'eux, eux seuls, ont compris
la civilisation. Au sommet de ce musée du dévouement médiatique... un nom s'est
imposé : Sensal. À son retour en France, il s'est mis
à produire des phrases si calibrées qu'on croirait avoir affaire à un
générateur automatique de nostalgie coloniale. « En Algérie, j'étais en danger
permanent, car je suis né français dans une Algérie française », dit-il. D'un
coup, la colonisation devient un fait biologique, la nationalité un cordon
ombilical, et l'Histoire... un simple désagrément personnel. Puis vient : « La
France est mon seul pays, je n'ai jamais appartenu à l'Algérie », déclaration
servie avec la grâce d'un héritier imaginaire. Mais son chef-d'œuvre absolu
reste : « Je suis la preuve vivante que l'Algérie n'est pas un pays sûr. » La
preuve vivante. Un homme transformé en argument publicitaire. Un individu
devenu une généralisation. Un litige administratif métamorphosé en théorie
géopolitique. Sensal n'est pas un écrivain. Il n'est
pas un penseur. Il est une fonction : un usage, un instrument, une silhouette
recyclable. Quand il prend la parole, ce n'est pas lui qu'on écoute ; c'est la
nostalgie coloniale qui parle par procuration. Dans cet écosystème, il devient
un produit idéal : suffisamment amer pour être utile, suffisamment malléable
pour être modulé, suffisamment vide pour être rempli. Car lorsqu'un Français
«de souche» dit : « L'Algérie est dangereuse », on parle de préjugé. Quand Sensal le dit, on parle... d'expertise. Ses interventions
suivent une chorégraphie immuable : martyrisation
personnelle, généralisation totale, transfert de responsabilité, apothéose
finale («croyez-moi, j'en viens»). Un procédé vieux comme la colonisation :
déjà au XIXe siècle, l'armée française adorait les «interprètes indigènes» qui
confirmaient ce qu'elle voulait entendre. Sensal
n'est pas un intellectuel : il est un répétiteur historique. Il transforme ses
contradictions en preuves. Né français mais sans nationalité française ; «fier»
mais «persécuté» ; victime mais héros autoproclamé. Un acrobate du reniement
rentable.
Sensal, ou l'art de se vendre au prix fort quand on vaut si peu. Certains hommes ne deviennent visibles qu'en s'effaçant. Plus ils se rapetissent, plus la caméra zoome. Sensal fait partie de ceux qu'on applaudit non pour leur pensée, mais pour leur docilité. Sans l'Algérie, qui serait-il ? Un figurant administratif. Un nom égaré dans un couloir de préfecture. Mais dans un paysage français friand de récits anti-algériens, Sensal devient un trophée d'usage rapide : un «témoin», un «rescapé», un «spécialiste» auto-proclamé. En réalité, il n'est rien de tout cela : il ne raconte pas sa vie, il récite une indignation préfabriquée. « J'ai souffert », dit-il, mais jamais avec précision. « Je suis menacé », affirme-t-il, mais uniquement devant les caméras. Le tout emballé dans une martyrologie low-cost où chaque détail flirte avec la caricature. Et pourtant, Paris achète. Non pas sa crédibilité - inexistante - mais son utilité. Il raconte ce que les studios ne peuvent plus dire eux-mêmes. Il est le paratonnerre d'un discours colonial sous perfusion. Sensal ne sait pas qu'il n'est pas célébré - il est consommé. Et comme tout produit consommé, il sera remplacé. Un autre viendra : plus jeune, plus agressif, plus télégénique. Lui sera recyclé dans l'oubli. De la poussière à l'écran : anatomie d'un destin médiatique jetable. L'Histoire ne retient jamais ceux qui servent trop bien les intérêts des autres. Sensal appartient à cette catégorie : non pas les traîtres - c'est trop noble - mais les jetables. Des hommes activés, exhibés, pressés, puis abandonnés dès que la saison médiatique tourne. Retirez l'Algérie du récit : il ne reste rien. Pas de pensée, pas d'œuvre, pas d'idée propre. Il ne critique pas l'Algérie : il se venge d'elle. Il ne témoigne pas : il transfère ses frustrations personnelles à la taille d'un continent. Sa rhétorique est un cocktail de victimisation auto-mythologique, de reniement lucratif et de flatterie coloniale sous stéroïdes. Il rassure la France dans son illusion : celle d'être la civilisation, celle d'avoir raison, celle d'être encore le centre moral du monde. Sensal n'est pas invité pour ce qu'il apporte, mais pour ce qu'il retire : il retire à l'Algérie sa dignité, il retire à la France sa culpabilité. Il est le transformateur basse tension d'une violence médiatique que plus personne n'assume ouvertement. Mais vient toujours le jour où le système se lasse : un nouveau visage surgit, plus frais, plus extrême, plus rentable. Et Sensal redeviendra poussière, comme tous ceux qui ont servi avant lui. L'Histoire n'enregistre que ceux qui construisent, jamais ceux qui se renient. Sensal n'a pas trahi - il n'a jamais appartenu à rien. Pour trahir, il faut un camp ; pour trahir, il faut une conviction ; pour trahir, il faut une loyauté préalable. Il n'a aucune de ces choses. Il n'est pas un traître : il est un vide assuré, un emballage qui s'imagine être une œuvre. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||