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Refaire corps social

par Arezki Derguini*

Refaire corps social, c'est refaire l'unité du social et du naturel, du civil et du militaire, du savoir et du travail. Faire corps ou faire unité, cela revient au même.

Faire corps/unité à des humains et des non humains, à des gens d'armes et de gens sans armes, à des propriétaires et des non-propriétaires, c'est faire l'unité du corps, c'est faire esprit de corps. C'est ce qu'ont réussi à faire les sociétés guerrières d'Occident et ce qu'elles ne peuvent plus faire. Elles ne peuvent plus instaurer la domination des humains sur les non-humains, des gens d'armes sur les gens sans armes, des propriétaires sur les non-propriétaires.

Le hiatus entre dispositions individuelles et collectives

On peut dire à la suite du texte antérieur[1], que c'est la compétition mondiale qui fait faire (ou défaire) corps à l'ensemble social. Dans le passé colonial, la compétition mondiale des sociétés de classes a défait la compétition des sociétés dites segmentaires ou tribales. Dans le présent postcolonial, la compétition mondiale des sociétés de classes (dé)structure la compétition des anciennes sociétés coloniales. Elle a étendu sa division fondamentale du travail au monde, son monopole de la violence et sa propriété. Ainsi, la participation des anciennes sociétés colonisées au concert des nations tourne leur compétition sociale en une simple compétition interne qui draine les capitaux vers les centres d'accumulation mondiaux. Ne pouvant porter leur compétition dans la compétition mondiale, ces sociétés vont s'efforcer de l'en protéger sans y parvenir vraiment. Alors que certaines sociétés d'Asie vont entrer en effraction dans la compétition des sociétés de classes en éprouvant une autre unité du social et du naturel, du travail et du capital.

Les sociétés postcoloniales prises dans la trappe des revenus intermédiaires vont produire des dispositions individuelles à entrer dans la compétition mondiale. Elles produisent des dispositions individuelles pour la compétition mondiale, mais pas pour la société. Elles resteront marquées par leur incapacité à transformer les dispositions individuelles en dispositions collectives.

Pour que l'on puisse souhaiter collectivement prendre part à la compétition extérieure et préserver la cohésion sociale, il faut dans le même temps agréer à une certaine compétition intérieure qui en produise les capacités. Il faut agréer à une compétition dans la compétition intérieure qui puisse porter la compétition sociale dans la compétition mondiale, l'entraîner et préserver sa cohérence. Il faut produire un certain ordre intérieur en mesure de transformer des dispositions individuelles en dispositions collectives, qui ne sera pas défait dans la compétition extérieure.

Ce que les forces qui dominent la compétition peuvent refuser parce que considérant qu'elles ne sont pas en mesure de construire un tel ordre, étant donnés leur méconnaissance de la compétition mondiale et l'état de déstructuration sociale.

Elles se fermeront aux nouveaux champs de compétition qui se présentent devant elles et vis-à-vis desquels elles ne se considèrent pas équipées, pas préparées.

Une compétition intérieure est toujours dans une compétition extérieure et inversement. On ne peut les séparer, elles sont l'une dans l'autre, d'une manière ou d'une autre. D'une bonne ou d'une mauvaise manière. Au profit des deux milieux ou de l'un d'entre eux seulement. Le type de compétition extérieure choisie détermine la compétition intérieure et inversement. Les deux compétitions se tiennent, le problème est de savoir comment elles s'emboîtent, comment elles se compliquent. La compétition intérieure doit être à la mesure de ses forces et à la mesure de la compétition extérieure dans laquelle elle s'inscrit, si elle veut pouvoir accumuler des forces.

Pour accumuler des forces, on ne peut entrer dans n'importe quelle compétition, on ne peut accepter une compétition dont on n'a pas les forces. Il faut entrer dans une compétition pour engager une dynamique d'accumulation des forces. L'ordre qu'adopteront les sociétés postcoloniales et que leur inspire l'ordre international permettra la production de dispositions et de capacités individuelles, mais pas de dispositions et de capacités collectives.

Les institutions qui permettraient la transformation des dispositions individuelles en dispositions collectives font défaut. Les institutions importées écrèment la société.

Accumuler des forces, c'est permettre aux forces de se renouveler, c'est transformer des faiblesses en forces. Forces et faiblesses ne peuvent pas être séparées de leur milieu. Une force ou faiblesse est force ou faiblesse d'un milieu. Elles sont bornées par leur milieu. Un milieu étant donné, la force qui se développe s'accroit d'abord puis décline ensuite. Ainsi les économistes parlent-ils de rendements décroissants, de productivité marginale décroissante. Un facteur qui change, laissant tout autre facteur inchangé, passe par un cycle de croissance et de décroissance.

Le milieu doit changer pour que la force puisse poursuivre sa croissance, puisse se transformer en une nouvelle force qui aura complété ou se sera substituée à l'ancienne. Une faiblesse se transforme en force avec la transformation de son milieu qui lui a permis d'affirmer son potentiel.

Les sociétés postcoloniales sont entretenues dans leurs faiblesses.

Esprit et corps, milieu et forces

Une accumulation de forces suppose tout à la fois une transformation du milieu et une transformation de l'esprit de corps qui fassent de la transformation du milieu une transformation de la faiblesse en force. Travail du milieu sur lui-même, du corps sur l'esprit et de l'esprit sur le corps.

Des forces du milieu font corps et esprit de corps. Les transformations du milieu transforment les forces et les faiblesses. Les transformations des forces et des faiblesses transforment le milieu.

Les sociétés postcoloniales ont hérité d'un milieu qu'elles n'ont pas produit, contre lequel elles se sont révoltées et qu'elles ont voulu reconquérir. La lutte anticoloniale a donné naissance à un esprit de corps qui lui a permis de triompher dans une certaine conjoncture locale et mondiale.

Esprit de corps formé par la compétition sociale dans la compétition mondiale, autour d'une certaine élite et de certaines ressources, qui a plus emprunté au monde qu'à la société, mais qui a transformé une faiblesse sociale en force politique. Esprit de corps qui emprunte autant à l'esprit du temps qu'à l'esprit social, à une faiblesse sociale qu'à une force sociale qui a su s'approprier cet esprit du temps et pu transformer la faiblesse en force ; mais esprit de corps social qui ayant germé en contexte colonial, ne trouvera pas son accomplissement social dans le milieu postcolonial, qui ne pourra pas porter la compétition sociale dans la nouvelle compétition mondiale comme y était parvenu le combat anticolonial. Les sociétés postcoloniales déstructurées ont du mal à refaire corps, quand leurs élites ne se sont pas elles-mêmes compliqué la tâche quand elles ont emprunté les instruments des anciennes puissances coloniales. Elles ont donc assisté à une mutation de leur milieu qu'elles se sont approprié, mais dans lequel elles n'ont pu d'elles-mêmes faire corps. Le corps désarticulé ne donne pas lieu à un esprit de corps pour transformer les faiblesses en forces.

Corps désarticulé, milieu déstructuré, qui ne sont pas récusés. C'est le corps concret qui accumule les forces et les faiblesses, ce sont les familles.

L'esprit de corps selon Ibn Khaldoun

L'esprit de corps que décrit Ibn Khaldoun est l'esprit dynastique, celui d'une tribu nomade qui réussit à faire dynastie. Une tribu dont les relations d'interdépendance familiales sont très resserrées dans un milieu ouvert et rude.

Ces relations d'interdépendance et le milieu hostile disposent à la production d'un puissant esprit de corps, qui fait de la tribu nomade ainsi armée une véritable machine de guerre. Ici, pas de murailles pour défendre la tribu, pas de corps militaire pour défendre une vie civile pacifique. Le désert est comme un milieu ouvert peuplé de machines de guerre. Mais une fois la tribu installée derrière des murailles, servie par une société civile, son esprit change avec celui de son milieu.

On peut parler de l'esprit de corps d'une famille ou d'une société comme on parle de l'esprit de corps d'une tribu. Une question d'abord d'échelle : au centre l'esprit de corps d'une famille. Avec la dissolution de la tribu, c'est à son noyau, la famille qu'il faut revenir pour produire un esprit de corps social. Une tribu ou une société n'est pas une collection d'individus, ou seulement en partie. De par son esprit de corps, une famille marchande et ses alliances peut se rendre maître du marché (autrement dit d'une collection d'individus). L'esprit de corps d'une famille ne laisse pas indifférent son milieu. Le marché est toujours un marché dans un marché, l'État un État dans un système interétatique ou ensemble d'États, une famille parmi des familles.

Selon Ibn Khaldoun, dans sa société de référence, le corps social se transformant avec le milieu, la force de l'esprit de corps se transforme en faiblesse au terme de quatre générations. Tout se passe comme si la force se désaccumulait, la faiblesse s'accumulait, au bout de quatre générations :

« La noblesse parvient à son terme en passant par quatre générations successives, ainsi que nous allons l'expliquer. L'homme qui a fondé la gloire de sa famille sait bien par quels moyens il y est parvenu ; aussi conserve-t-il toujours intactes les qualités qui lui ont procuré l'illustration et qui la maintiennent. » Ibn Khaldoun s'attache aux qualités qui font la noblesse d'un comportement et qui sont dues aux épreuves qu'il a remportées sur le milieu qu'il a affronté. Il faut mettre en rapport les qualités avec un milieu, des relations et des épreuves. Dans un milieu qui met en œuvre des relations s'éprouvent les qualités de ces relations. De par l'éducation et la proximité d'une expérience, on hérite de qualités, qui doivent être éprouvées dans des relations, dans lesquelles elles doivent faire corps.

« Son fils, auquel il remet le pouvoir, a déjà appris de lui comment il doit se conduire ; mais il ne le sait pas d'une manière complète; celui qui entend raconter un fait ne le comprend pas aussi bien que le témoin oculaire. »         Le fils sait sans avoir éprouvé lui-même et il comprend plus qu'il ne peut dire. Et encore, faut-il ajouter, ce qu'il pourra faire de ce qu'il a appris dans un milieu qui ne lui est pas aussi approprié qu'il l'était pour son père.

Que lui serviront les qualités que son éducation lui a transmises dans les relations desquelles il doit entrer ? Il héritera d'un milieu qui était celui de son père, mais qui évoluant lui fera connaître d'autres épreuves. Il entrera en compétition et coopération avec d'autres héritiers. Les épreuves qu'il traversera, et qui différeront de celles de son père, produiront quelles qualités ? Le comportement du fils prolonge celui du père dans des circonstances différentes, mais que restera-t-il de la conduite du père ? L'imitation ne saurait suffire, son milieu le soumettra à des épreuves qui révéleront des qualités. Il doit innover pour préserver des qualités du père ce qui importe. Avec quelles qualités fera-t-il corps pour s'approprier la position de son père dans le milieu dont il hérite ? « Le petit-fils succède au commandement et se borne à marcher sur les traces de son prédécesseur et à le prendre pour modèle unique ; mais il ne fait pas les choses aussi bien que lui ; le simple imitateur reste toujours au-dessous de celui qui travaille sérieusement. » Le tout est dit : travailler sérieusement.

On dira que cela signifie se connaître soi-même et connaître son milieu, pour disposer de la bonne conduite et du bon chemin à prendre. Le petit-fils sera certainement égaré par le fait que son père a suivi la conduite et le chemin de son grand-père au lieu d'apprendre par lui-même. Imiter sans éprouver par soi-même, c'est renoncer à apprendre, à accumuler. Des qualités ne se copient pas, elles se retrouvent dans des épreuves. Elles ne se retrouvent que si l'on innove étant donné des épreuves qui se renouvèlent sans cesser de différer. Les héritiers n'ont pas cherché les qualités de leurs ancêtres dans les épreuves qu'ils affrontent, ils ne les retrouveront pas. Ils imiteront au lieu d'éprouver.

« L'arrière-petit-fils succède à son tour et s'arrête tout à fait dans la voie suivie par ses aïeux ; il ne conserve plus rien de ces nobles qualités qui avaient servi à fonder l'illustration de la famille ; il ose même les mépriser, et il s'imagine que ses aïeux s'étaient élevés à la gloire sans se donner la moindre peine et sans faire le moindre effort.

Se figurant que, par le seul fait de leur naissance, ils avaient possédé la puissance de tout temps et de toute nécessité, il se laisse tromper par le respect qu'on lui témoigne, et ne veut pas concevoir que sa famille soit arrivée au pouvoir par son esprit de corps et par ses nobles qualités. »[2] C'est que les qualités ne peuvent être acquises que dans l'épreuve, ensuite que celles requises par l'épreuve du pouvoir ne sont plus celles qui étaient nécessaires pour sa conquête.

Le pouvoir n'est pas donné, il doit être reconquis d'une autre manière que celle dont il a été conquis. Et dans la mesure, où la tribu voudra se réserver des qualités avec lesquelles elle ne fait plus corps, elles lui seront contestées par une autre tribu. L'extériorité au milieu est complète, le rapport n'est plus organique, il est de domination extérieure. Nous sommes comme au seuil de la société de classes, la tribu acquiert un esprit de classe sans transformer la société tribale en société de classes, elle ne pourra plus faire corps à la société. L'esprit de corps dans la société tribale ne peut se maintenir dans une famille au-delà de quatre générations.

L'esprit de corps émerge dans une famille et une tribu pour fonder une dynastie, il résulte d'épreuves qui lui permettent de former un corps. Il se défait pour laisser place à l'esprit de corps d'une autre famille ; sans un tel esprit pas de dynastie. L'esprit de corps disparaît parce qu'il n'affronte plus qu'une compétition interne qui se dégrade. La dynastie boucle alors son cycle. La noblesse nomade sera corrompue par la vie sédentaire, comme la noblesse féodale qui voudra se réserver ses qualités guerrières sera corrompue par la bourgeoisie.

L'esprit de corps de la société de classes

L'esprit de corps d'une société moderne est celui d'une nation en compétition/guerre perpétuelle. En guerre pour la puissance, contre l'asservissement, la pauvreté, la déchéance et la destruction. Ainsi peut-on dire que l'esprit de corps d'une société industrielle tient dans sa compétitivité industrielle.

Ce qui corrompt l'esprit de corps, c'est l'abandon par le corps du combat. Un corps qui ne renouvelle pas ses forces et n'accumule plus de forces se dégrade ; c'est la transformation de la force en faiblesse dans un milieu qui n'arrive plus à se transformer, qu'elle détruit au lieu d'améliorer.

Quand la force qui domine s'attarde trop dans la domination de son milieu, elle se transforme en faiblesse. Une force qui s'attache à elle-même et à son milieu pour sa simple reproduction court à sa perte. Elle se reproduit, mais décroit. Elle ne se renouvelle pas en s'attachant à reproduire son milieu indépendamment de l'évolution de son milieu extérieur, elle épuise ses ressources et n'en obtient pas de nouvelles. Ainsi la force se transforme en faiblesse, par exemple, quand elle s'attache à conserver un capital qu'elle perd et ne peut récupérer.

Dans une société contemporaine, les liens du sang sont globalement des liens d'interdépendance faibles. Les individus peuvent compter sur d'autres liens pour leur reproduction. Les associations se développent moins autour de la famille que du marché et de la puissance publique. Le marché et la puissance publique s'interposent de plus en plus entre les individus, s'introduisent au sein de la famille, entre la famille et les individus pour déterminer leur capacité d'agir. Ils composent les associations en substitution de la famille et de ses alliances, entre les individus et les familles. Mais pas de toutes les familles.

Au centre de toute société, il y a des familles. Ceux qui ne possèdent que leur propre corps ne peuvent le transmettre. Les liens du sang ont pour eux peu d'importance. D'autres familles comptent sur les liens du sang pour préserver leur rang, leur capital accumulé. Le marché et la puissance publique par eux-mêmes ne peuvent faire corps à la société, ils ont besoin des familles. Certaines familles composent les associations avec le marché et la puissance publique. Les liens du sang se mêlent aux autres liens et s'imposent à travers eux. Ce sont comme des familles qui auraient préservé un esprit de corps basé sur les liens du sang dans un corps marchand. C'est leur combativité/compétitivité dans la compétition marchande qui fabrique un tel esprit, qui remet une forte interdépendance dans des liens étendus autour des liens du sang.

Des dynasties familiales ont ainsi été à l'origine du capitalisme commercial et financier du XV° au XVIII° siècle. On peut aussi affirmer que le capitalisme industriel actuel de l'Allemagne (Mittelstand), de l'Italie (districts industriels), du Japon (Zaibatsu/Keiretsu), de la Corée du Sud (Chaebol) et de la Chine a une épine dorsale familiale. Le capitalisme industriel de nombre de puissances économiques doit une grande part de sa réussite à la vision long-termiste, à la cohésion et à l'agilité de la structure familiale. Qualités que l'on ne peut demander à un marché et à un État qui ne prolongerait pas ces qualités sociales.

La crise sociale et politique des sociétés occidentales tient dans le fait que leurs riches familles ne font plus faire corps à la société. Elles tendent à se solidariser avec la richesse et à se désolidariser de la société. Elles ne font plus corps qu'autour de leur capital et se désolidarise du travail, la source de leur richesse. Le capital cesse d'être une force pour devenir une faiblesse. Il n'arme plus une armée du travail conquérante.

L'esprit de corps familial

On peut aller même plus loin et affirmer que c'est le modèle familial qui porte celui social. Une famille ne fait pas corps n'importe comment, une société aussi. C'est à partir du modèle familial que doivent être produits les autres modèles sociaux. La Chine a raison contre l'Occident : les institutions sociales sont à l'image de la famille[3]. En Chine, la famille n'est pas une institution sociale parmi d'autres. Elle est l'institution archétypale, le modèle à partir duquel les autres institutions (État, entreprise, religion) sont souvent conçues et comprises. Il faut de ce point de vue anthropologique mettre en rapport le type de famille et le type d'institutions. Un type d'institution est adéquat à un type de famille ou ne l'est pas. Lorsqu'ils ne sont pas adéquats, le type de famille et le type d'institution se brouillent l'un et l'autre. Il y a une filiation entre la famille et les institutions, la famille maghrébine et la djemaa. Filiation qui autorise une résonnance entre les différentes institutions, l'existence d'un esprit de corps. Une désaffiliation crée de la dissonance, une djemaa n'est pas une agora grecque.

C'est la puissance de son esprit de corps irradiant la société, l'influence de l'exemplarité qu'il incarne, qui fait la capacité à faire faire corps à la société. La puissance exécutive peut instituer un corps social, mais elle ne peut lui donner un esprit de corps qui lui dépend de la solidarité et de la performance des liens d'interdépendance. Ou plus exactement, une telle institution donnera lieu à un état d'esprit relatif à la qualité de ses liens d'interdépendance. Autrement dit, à ce qu'on pourrait appeler un corporatisme attaché à la défense des intérêts collectifs que fabrique le corps institué.

La dynamique historique comme transformations des milieux

Ainsi chez Ibn Khaldoun, comparativement à l'Europe, la noblesse ne se transforme pas en une classe guerrière qui défait la tribu et la propriété collective, la noblesse ne poursuivra pas son combat pour la monopolisation de la violence. Parvenue au stade de la classe sociale, la noblesse se défait faute de n'avoir pu transformer le milieu, de n'avoir pu désarmer et exproprier la tribu, de ne pas avoir étendu la compétition guerrière. L'esprit de corps est le fait de la classe guerrière dans la société féodale. Les liens du sang ne sont pas absents au sein de cette classe, on peut même dire qu'ils étaient structurants. C'est la compétition entre ces classes guerrières qui leur donne leur esprit de corps. Et c'est la qualité des liens d'interdépendance au sein de cette classe et au sein de la société qui fait leur puissance.

C'est la compétition des classes guerrières européennes entre elles qui va transformer le milieu dans lequel elle opère et qui va faire émerger une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie. La fin d'une dynastie c'était la fin de l'esprit de corps d'une tribu guerrière, ce fut l'incapacité de la tribu guerrière à se transformer en classe guerrière, à transformer son milieu en produisant une nouvelle division sociale fondamentale du travail, en transformant le milieu tribal en milieu de classes, en transformant le milieu en paysans et guerriers, puis en marchands et guerriers. La segmentarité de la société tribale a survécu à l'esprit de corps de la tribu guerrière et en a comme triomphé. Au bout de quatre générations, il faut recommencer le cycle : une nouvelle tribu guerrière pour une nouvelle dynastie. L'esprit de corps n'est pas passé de la tribu guerrière à la classe guerrière et de la classe guerrière à la société dans la compétition entre classes guerrières, comme en Occident.

C'est au sein de cette compétition guerrière que va émerger l'espace de la production marchande. La thèse révolutionnaire de Pomeranz est que jusqu'aux alentours de 1750-1800, les régions les plus développées de l'Eurasie (notamment le delta du Yangzi en Chine, mais aussi le Gujarat en Inde et le Japon) étaient globalement au même niveau de développement économique que l'Europe la plus avancée (l'Angleterre et les Pays-Bas). La «Grande Divergence» - le décollage économique spectaculaire de l'Europe de l'Ouest et le fossé immense de richesse qui la sépare du reste du monde - n'est pas le résultat inévitable de supériorités européennes structurelles (culturelles, politiques ou scientifiques) remontant à la Renaissance ou aux Lumières. Elle est plutôt le produit d'un concours de circonstances fortuites et de facteurs externes, principalement la découverte du Nouveau Monde et l'abondance de charbon en Angleterre[4].

Selon ma grille de lecture, derrière la découverte du Nouveau Monde, il y a la compétition guerrière de sociétés européennes. L'Europe guerrière a bénéficié d'un environnement qu'elle a transformé et qui lui a permis d'accumuler des forces : son exportation de la guerre de l'intérieur de l'Europe au monde lui a permis de conquérir de nouvelles terres et de nouvelles ressources, d'exporter son excédent démographique ; sa géographie (ses cours d'eau) et la substitution de l'énergie fossile aux énergies renouvelables (ses ressources naturelles), toutes ces causes sont à l'origine du décollage économique spectaculaire de l'Europe de l'Ouest. En mettant fin à leur compétition interne pour la monopolisation de la violence et la formation d'un empire européen, en portant leur compétition dans le monde pour s'emparer de ses richesses, l'Europe renonce à la création d'un Empire chrétien pour la création d'empires coloniaux. Recréer l'Empire, c'est le recréer à partir du monde. A la compétition pour le monopole de la violence au sein de l'Europe, se substitue la compétition de la monopolisation de la violence à l'échelle du monde, substitution qui passe par l'extension de la division fondamentale du travail à l'ensemble du monde, passe par la compétition monopolisation des ressources mondiales et non plus locales. L'Europe guerrière, désormais l'Occident guerrier, arme et désarme, s'approprie et exproprie en imposant au monde son modèle de différenciation sociale.

C'est ce modèle de différenciation sociale porté à l'échelle du monde qui est aujourd'hui insupportable. La concentration mondiale des richesses, la structuration sociale mondiale ne peuvent plus être supportées. La différenciation sociale de classes est en fin de cycle. Comme avec la différenciation sociale tribale, on assiste à une impuissance de l'esprit de corps familial à faire esprit de corps social. La société tribale n'a pas pu bénéficier du milieu favorable à sa transformation en société de classes. L'Empire chinois ne s'est pas défait et s'est attaché à sa propre défense, alors que l'Empire chrétien s'est défait pour engager les nations européennes à reconstruire l'Empire à une échelle mondiale. Elles ont bénéficié pour ce faire d'un milieu favorable. Mais en transformant le milieu mondial, les conditions de production générales et en universalisant l'État-nation, elles ont suscité de nouvelles puissances.

En guise de conclusion

C'est la dynamique des milieux interne et externe qui explique la trajectoire d'un corps. C'est la dialectique d'une société guerrière de classes et d'un milieu biophysique qui explique l'ascension, l'apogée et le déclin de la civilisation occidentale. La division sociale fondamentale de classes en guerriers et producteurs produit un esprit de corps social pendant l'ascension jusqu'à l'apogée. Pendant le déclin, elle n'en est plus capable. Il y a désolidarisation de la société de classes. La classe guerrière n'est plus en mesure de s'enrichir et d'enrichir la société du travail de la classe des producteurs. La combativité/compétitivité de sa classe de producteurs ne bénéficie plus des mêmes conditions favorables à sa compétition. De nouvelles puissances guerrières mieux assises sur la puissance productive émergent. La formule civilisationnelle chinoise s'avère supérieure à celle occidentale. L'association du savoir et du travail y est mieux réalisée.

Notes

[1] Compétition, guerre et innovation. Le Quotidien d'Oran du 28.08 au 01.09.2025

[2] https://classiques.uqam.ca/classiques/Ibn_Khaldoun/Prolegomenes_t1/Prolegomenes_t1.html

[3] Ce point de vue a quelque résonnance avec la thèse d'Emmanuel Todd quand il oppose l'anthropologie à l'idéologie. La troisième

Planète. Structures familiales et systèmes idéologiques. Éditions du seuil. 1983

[4] Kenneth Pomerantz. Une grande divergence : La Chine, l'Europe et la construction de l'économie mondiale. Albin Michel. 2021. Version originale anglaise. Princeton University Press 2000.