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BOUDJEDRA, ENCORE ET TOUJOURS !

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

La répudiation - Roman de Rachid Boudjedra. Editions Anep, Alger, 2002 (Première édition, 1969), 252 pages, 400 dinars



On dira et écrira ce que vous voudrez sur la littérature algérienne d'expression francophone, mais l'œuvre de Rachid Boudjedra (avec celle de Kateb Yacine) reste (ra) la plus représentative d'une qualité et d'une profondeur perturbatrices (ou contestatrices) des ordres socio-politiques imposés. « La Répudiation» de Rachid Boudjedra, comme «Nedjma» de Kateb Yacine, en décortiquant directement les organisations sociales (et politiques) d'une certaine époque (coloniale ou juste après l'Indépendance du pays), a montré et démonté certaines façons d'être et de vivre en société ... façons ne favorisant pas, alors les désirs de libération politique et autres. Mohammed Dib l'avait certes fait mais dans un style peut-être moins torturé. On a donc un jeune Algérien qui raconte à son amante étrangère les péripéties hallucinées de son histoire parquée par la répudiation de sa mère. Ce roman met à nu la société traditionnelle où la sexualité débridée, la superstition et l'hypocrisie.

Rachid, le narrateur, raconte sa propre enfance saccagée par la répudiation de sa mère et la haine de son père qui s'ensuit. Lui, son frère et ses sœurs sont ainsi exposés à la plus grande violence dès l'enfance, ce qui se traduira par l'échec familial, la mort et la folie dans laquelle Rachid s'enferme en signe de défense. C'est ainsi que l'œuvre traverse les problèmes de la société algérienne et particulièrement celui des femmes vouées au plaisir de leurs maris puisqu'ils les possèdent, mais aussi de l'hypocrisie religieuse face à la décadence sexuelle. Ce roman du drame familial dénonce l'abus de pouvoir des hommes et la soumission des femmes dans un état léthargique total.

Le narrateur retrace aussi le récit de sa vie à son amante française (une enseignante coopérante comme il en avait tant juste après l'indépendance) alors qu'il se trouve à l'hôpital, semblerait-il, ou en prison. Ses hallucinations rendent son récit flou, il ne sait plus lui-même où il est et confond le réel. La répudiation de la mère, Ma, est l'élément central et marque le début de la rupture avec le père, Si Zoubir. Les enfants vont le haïr et comploter contre lui et sa nouvelle femme légitime, Zoubida qui a alors 15 ans. Zahir, le frère de Rachid tente même de les assassiner mais n'y parvient pas tandis que Rachid se prend de passion pour cette jeune mariée, elle aussi, comme le fera Leïla, sa demi-sœur juive mais aussi ses cousines dont il abuse. L'inceste, le viol, l'alcool et le sexe sont donc omniprésents. Les hommes ont en effet de nombreuses maîtresses, souvent françaises, et vont régulièrement dans des maisons closes. Les fêtes données lors de mariage sont l'occasion de déboires sexuels tant chez les adultes que chez les enfants excepté les femmes qui obéissent, se taisent et font tout pour garder leur mari.

A noter que le récit qui va de l'enfance durant la période coloniale jusqu'aux années 60, premières années de l'Indépendance du pays va amener le narrateur à décrire l'ambiance politique des deux époques. Très instructif comme analyse psycho sociologique, assez engagée pour ne pas dire militante du pouvoir. Il était une fois !

L'Auteur :. Né en septembre 1941 à Ain Beida (Aurès). Etudes en mathématiques et en philosophie.1959, il rejoint le Fln. 1962 : Licences... Enseignant au lycée de Blida et à l'Université, militant politique (Pca puis Pags) romancier, journaliste-chroniqueur, poète, dramaturge, scénariste d'une douzaine de films dont « Chroniques des années de braise », « personnage contrasté et extrêmement sensible, suscitant la polémique » (A. Cheurfi) ...une œuvre considérable (en français et en arabe) , traduite dans le monde entier. Premier ouvrage publié en 1969 : « La Répudiation » (écrit en réalité en 1965)...durant « l'ère du soupçon à l'égard du langage poétique, du récit complexe ... Il régnait une sorte d'islamisme frotté, paradoxalement, de jansénisme... J'étais mis au ban des traîtres qui ont « répudié ! » leur pays »...

Extraits : « Le carême n'était qu'un prétexte pour bien manger durant une longue période, car on se rattrapait la nuit sur l'abstinence somme toute factice du jour. Ripailles...Le banquet s'organisait chaque jour selon un rite strict et précis » (p19), « L'ennui des femmes déteignait sur moi et je n'avais plus envie d'aller me promener dans les rues de la ville, coupée stupidement en trois : la ville arabe, la ville juive et la ville européenne. Système clos et le racisme, latent ou déclaré ! » (p43), « Les Algérois ne font l'aumône qu'une fois par semaine : le vendredi ; entre temps, personne ne se préoccupe des mendiants qui blasphèment tous les autres jours et provoquent les chefs religieux insensibles à leur détresse (p 127), « Les étrangers (note: les coopérants techniques) finissaient par s'enrichir et mépriser cette population (note : algérienne) d'autant plus inaccessible qu'elle possédait une langue rocailleuse à la syntaxe infiniment rigide et complexe; ils changeaient alors de quartier et se mettaient à vivre entre eux, à l'exception de quelques femelles qui s'entêtaient à aimer l'odeur forte des hommes du pays. » (p 174).

Avis - Difficile à lire et être très large d'esprit car parsemé de mots crus (! ?), souvent bizarres. Une écriture flamboyante mais torturée, dans une langue française admirablement maîtrisée...Un délice pour tous ceux qui aiment la gymnastique des phrases et des mots... avec des faits introuvés ailleurs ou classés dans les « non-dits » d'aujourd'hui. Ajoutez-y la critique politique et vous comprendrez pourquoi tout ceci avait valu, en 1969, à l'auteur bien des déboires avec le pouvoir alors en place (Le «Clan - et ses «Membres secrets»- qui se reposait, à l'heure qu'il est, de sa guerre et jouissait d'une allégresse étonnante», ...)..

Citations : « Le vin est un grain de beauté sur la joue de l'intelligence » a dit le poète Omar, inconnu de toute la ville et interné dans un asile d'aliénés » ( p 83) , « Les rapports qui régissent notre société sont féodaux ; les femmes n'ont qu'un seul droit : posséder et entretenir un organe sexuel » (p 93), « Le milieu, c'est le pouvoir » (p 96), « Le saccage était en nous, dès notre enfance éreintée par cette course du père phallique mi-réel, mi-apparent, perdu dans ses sortilèges, accaparé par ses nombreuses femmes et dont nous poursuivions l'ombre désinvolte et sûre d'elle-même... » (p193), « Tout le pays demeurant arcbouté à cette seule dignité que personne n'osait remettre en question : parquer les femmes et les élever comme des vers à soie, puis les laisser mourir dans le suaire blanc dont on les enveloppait dès la fin de l'enfance » (p247), « Je me réveillais dans un monde où je ne savais pas quelle place occupait ma tête dans mon corps (p249)



La dépossession - Roman de Rachid Boudjedra. Editions Frantz Fanon, Tizi Ouzou 2017 (Editions Grasset & Fasquelle, Paris 2017) , 201 pages, 700 dinars (Fiche de lecture déjà publiée en mars 2019. Extraits pour rappel. Fiche complète inwww.almanach- dz com/bibliotheque d'almanach / société)



Une abracadabrante histoire familiale : un père, incroyable coureur à travers le monde d'affaires de fortunes et de femmes ; passant son temps à ramener au domicile familial des petits enfants perdus... ou fruits de ses amours passagères. Une mère inénarrable, accusée (injustement) d'avoir commis un adultère, alibi pour la marginaliser et pour ne plus l'honorer comme il se doit... mais toujours bien entretenue. Un frère aîné et aimé médecin, homosexuel, banni par le père et qui se suicidera en terre étrangère. Une sœur adoptive (ou demi-sœur) adorée mais insaisissable. Un oncle, tout le temps plongé dans la comptabilité des affaires de la famille. Des amis du père et de l'oncle - dont l'associé, Jacob Timsit, un juif issu d'une famille très proche des Indigènes puis de la lutte pour l'Indépendance du pays - tout le temps en conciliabule dans la pénombre du cabinet d'expertise comptable. Il y a, aussi, un étrange individu, artiste-peintre de son état, au nom de Albert Martinet. Il maîtrisait la langue arabe...et son épouse était une «grande dame» aux chapeaux fleuris. Et, au centre de l'histoire -une histoire qui traverse le temps ; celui de l'époque coloniale , mais aussi celle de de la guerre et de l'Algérie indépendante... entre Constantine, Bône (Annaba) et Alger...- deux tableaux :l'un conquérant et agressif (du XIIème siècle, « La prise de Gibraltar », par 300 guerriers arabes...et 10.000 Numides ) est signé du plus grand peintre de l'âge d'or musulman, Al Wacity ; l'autre pacifique et paisible (du XXème siècle, « La Mosquée de la Place du gouvernement») d'Albert Marquet lui-même, magistral impressionniste, ami de Matisse, installé en Algérie depuis 1927. Des tableaux qui résument la mémoire du Maghreb. Personnage principal, un jeune homme miné par une obésité boulimique, surplombé par un père trop complexe, qui écume les rues avec son copain d'enfance, un beau gosse, clown et séducteur coureur de jupons impénitent.

C'est en se ressourçant aux deux tableaux accrochés dans le cabinet d'expert comptable de son oncle qu'il trouvera une certaine sérénité. Il deviendra architecte. Il passera, bien sûr, par une participation à la guerre de Libération nationale... et en épousant la fille d'un riche colon , en rupture de ban bien avant la guerre. (...)

L'Auteur : Voir plus haut

Extrait : «Les Ottomans s'installèrent en Algérie de 1516 à 1830 et se comportèrent comme des colonialistes sans foi ni loi. La population Algérienne déserta les côtes et les plaines du pays fertile ; et s'installa sur les montagnes et dans le désert, pour fuir les Turcs, souvent des janissaires et des mercenaires venus des Balkans et qui se comportèrent en mercenaires impitoyables» (pp 172-173)

Avis - Texte labyrinthique. Écriture torturée. Style aux multiples formes (...)

Citations : (...), «Le malheur est jaune safran et l'anxiété a une couleur verte » (p 184), «Quelle différence entre un cimetière musulman ou chrétien et un autre juif ? Tout cela se vaut : de la terre et des vers et des racines et du silence» (p 188), « Les autorités n'aiment pas les statistiques sèches. Elles les préfèrent enrobées» (p 188) (...)



Chroniques d'un monde introuvable - Recueil de textes de Rachid Boudjedra. Editions Frantz Fanon, Tizi-Ouzou, 2018, 200 pages, 600 dinars ((Fiche de lecture déjà publiée en décembre 2018..Extraits pour rappel. Fiche complète in www.almanach-dz.com/bibliotheque d'almanach /société)



Un recueil de 37 chroniques (classées en 5 thèmes : Société/ Philosophie/ Histoire/ Littérature/ Peinture) publiées conjointement ou séparément, entre 1975 et 2015, dans différents journaux et périodiques algériens et étrangers.

Un régal. Aussi bien au niveau de l'écriture et du style qu'à celui des idées. Un régal pour ceux qui sont déjà totalement acquis au personnage (car, il ne faut perdre de vue que, depuis pas mal de temps - sinon toujours- Rachid Boudjedra, aimé et/ou haï, admiré ou envié, est un « incontournable » du paysage littéraire et culturel national... et international) et à ce qu'il professe. Car, Boudjedra, en dehors de ses romans, pour la plupart à succès, son talent ne laissant pas indifférent, est, aussi (surtout ? en ces temps de communication de masse), un « écrivant » de première. Il est arrivé à combiner le génie de l'écrivain au talent de journaliste (chroniqueur et critique). Il a su mélanger, harmonieusement, ses connaissances philosophiques (celle-ci englobant bien des sphères : sociologique, politique, culturelle, psychologique, scientifique...) aux réalités de la vie quotidienne...une réalité dans laquelle il est resté plongé en permanence. On le croise bien souvent, au marché, en « Kachabia » et un couffin traditionnel à la main, faisant ses courses.

Revenons au livre : Tout y passe! Tout se lit avec facilité tant la pensée boudjedréenne, que l'on croit compliquée alors qu'elle est seulement complexe car multiple donc trop riche, est volontairement « couchée » sur papier pour être facilement comprise, rapidement, par (presque ) tous. Certes, il faut seulement le connaître pour l'accepter.. ou le rejeter...mais sans haine (...)

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Extraits : « Il est notable qu'actuellement dans notre pays, chacun est à recherche- difficilement- d'un projet politique qui ne cesse de nous échapper par rapport à une société en mutation et en difficulté auto-conflictuelle et quelque peu ébranlée par sa fascination pour la modernité et son attirance pour le passéisme » (p 17), «S'il y a (..) un malaise très palpable dans le pays, c'est parce que, dès le départ, l'enfant, l'adolescent et le jeune n'ont aucune orientation pour cultiver chez eux le sens esthétique, le goût du beau» (p 22), (...)

Avis - C'est tout Boudjedra, le vrai, l'intellectuel, le philosophe à la précision mathématique... et dont chaque écrit a du « sens »... comme il l'entend, bien sûr. Un livre de chevet (...)

Citations : « La société algérienne actuelle a tendance plus que la précédente à fonctionner d'une façon superstitieuse et à remplacer l'attitude strictement religieuse par une attitude empreinte de religiosité ! Là est la différence. Toute la différence. Peut-être-contradictoirement- la rançon de la modernité ?» (p31), (...), «Pour créer, il faut casser et concasser la langue et créer son propre dictionnaire, son propre lexique. Et, c'est ce qui fait le vrai écrivain et qui le différencie de l'« écrivant » (p 73) , (...), « En faisant «bouger» les choses, les hommes et les stéréotypes, la littérature donne une lecture de l'inconscient et du conscient collectifs à travers la remise en cause des faits sociaux les plus têtus et les plus répandus chez tous les peuples. C'est cela la subversion de la littérature » (p 125)...