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![]() ![]() ![]() Crânes de martyrs : fragments de mémoire et rêves de liberté
par Abderrezak Bouchama* ![]() À la
veille du 5 juillet 2025, date doublement marquée dans notre histoire celle de
la prise d'Alger en 1830, début de la conquête coloniale française, et celle de
l'indépendance en 1962 il m'a semblé nécessaire d'écrire non pas sur l'oubli,
mais sur ce qu'il reste à réparer pour que la mémoire puisse enfin reposer.
Comment pouvons-nous prétendre tourner la page, sans avoir jamais enterré tous
nos morts ?
Il m'arrive de repenser à cette scène dans La Fin des temps, le roman de Haruki Murakami, où un homme pose ses mains sur des crânes de licornes pour y lire des rêves anciens. Ce geste imaginaire me revient quand je pense à ces crânes bien réels, entreposés dans les réserves d'institutions françaises. Pas de licorne ici, mais des hommes, des femmes, parfois des enfants. Décapités. Transportés. Catalogués. Oubliés. Et avec eux, des récits fragmentés, des filiations brisées, des rêves sans sépulture. La conquête et la domination coloniale françaises, du début du XIXe au début du XXe siècle, ont laissé derrière elles un butin macabre : des restes humains prélevés dans toutes les régions de l'empire, de l'Algérie à Madagascar, de l'Indochine à la Nouvelle-Calédonie, des Antilles à l'Afrique subsaharienne. 536 crânes d'Algériens ont été recensés au Musée de l'Homme à Paris en 2018, par notre compatriote l'historien Ali Farid Belkadi, dans une collection de plus de 18.000 crânes du monde entier. Ils viennent de toutes les régions d'Algérie : Zaâtcha, Kabylie, Oran, Alger, Skikda, Biskra... Environ 70 sont liés au massacre de Zaâtcha en 1849. Seuls 24 de ces crânes ont été restitués en 2020. Parmi eux, ceux de figures identifiées : Cheikh Bouziane, meneur de la résistance de Zaâtcha, décapité avec son fils adolescent ; Mohammed Lamjad Ben Abdelmalek, dit Chérif Boubaghla, tué en 1854 ; Si Mokhtar Ben Kouider Al-Titraoui ; Aïssa Al-Hamadi ; Mohamed Ben Allel, officier de l'Emir Abdelkader. D'autres, anonymes, portaient des étiquettes : « tête coupée en 1841 », « résistant de Skikda »... Mais notre pays n'est pas seul. Le sultan Rabih, décapité au Tchad ; le roi Toera, exécuté à Madagascar ; le chef Ataï, meneur de la grande révolte kanak de 1878, dont le crâne fut mis en bocal et oublié pendant 136 ans ; les esclaves de La Réunion, prélevés à l'hôpital colonial et stockés sans nom, sans sépulture, sans fin. Ce ne sont pas des cas isolés. C'est un système. Ces restes humains sont les débris matériels d'un ordre impérial où l'on pouvait, tuer, prélever, exhiber, mesurer. Ils ont été tour à tour trophées militaires, objets scientifiques, matériaux pour des théories racialistes. La mort elle-même fut soumise à la logique de l'empire. L'histoire coloniale se prolonge dans le traitement des morts. Depuis la nuit des temps, honorer les morts est un acte fondateur. À Afalou Bou Rhummel, près de Béjaïa, des sépultures vieilles de 16.000 ans, montrent des corps en position fléchie, enduits d'ocre rouge, parés de coquillages. Ces gestes disent : la mort appelle respect. C'est aussi dans notre culture vivante que ce devoir s'inscrit. On dit chez nous : « L'honneur du mort, c'est sa sépulture » (Ikram el mayyit dafnouh). Même dans la guerre, ce principe subsiste. Homère raconte qu'Achille rend le corps d'Hector à son père. Sophocle le faisait dire à Antigone, réclamant une digne sépulture pour son frère : « Je suis née pour partager l'amour, non la haine, et pour donner aux morts les honneurs qui leur sont dus. » Et dans cette tragédie, le refus d'accorder une sépulture déclenche une chaîne de pertes et de ruptures. Il n'y a pas de paix durable quand les morts sont privés de repos. La République française, elle-même dans sa grandeur républicaine, a bâti des monuments pour ses soldats inconnus. Elle a su reconnaître que l'anonymat du sacrifice n'annulait pas le droit au repos. Alors pourquoi ce droit serait-il refusé aux résistants des peuples colonisés ? Pourquoi nos martyrs resteraient-ils, 170 ans plus tard, dans des cartons anonymes, empilés dans des réserves ? On parle parfois, trop souvent, de « rente mémorielle », comme si se souvenir était un calcul, non une blessure. Mais que peut-on tirer d'un cercueil vide ? De crânes entreposés dans des boîtes anonymes, loin de leur terre ? Comment accuser de trop se souvenir, quand on n'a même pas pu enterrer ses morts ? Des voix s'élèvent. En 2011, Belkadi alerte. En 2018, l'Algérie demande formellement la restitution. En 2020, 24 crânes sont rapatriés à Alger et enterrés le 5 juillet, avec les honneurs. En 2023, une loi-cadre française introduit enfin la possibilité légale de restituer les restes humains issus des anciennes colonies. Ce texte reconnaît explicitement qu'aucune dignité ne s'arrête à la mort. Mais cette avancée ne doit pas faire oublier le plus long : le silence, l'invisibilité, le retard. Et plus récemment encore, cette suggestion troublante, entendue sur une antenne publique : l'idée d'un troc entre des crânes de résistants et une faveur diplomatique. Ces restes ne demandent ni vengeance ni transaction. Ils demandent une sépulture. Restituer ces crânes n'est pas un acte symbolique. C'est une dette morale. C'est refuser que des hommes morts depuis 170 ans restent prisonniers d'un musée, d'un passé non assumé. C'est commencer, enfin, à dire que leur combat pour la dignité était juste. Ce n'est pas un marchandage. C'est un pas vers la vérité. Et si nous posions nos mains, un jour, sur les crânes de nos martyrs ? Nous y entendrions peut-être, en silence, les fragments d'un rêve ancien. Leur rêve de liberté. Leur refus de l'injustice. Leur désir d'être inhumés dignement. *Docteur. médecin réanimateur et chercheur en santé et climat - rezakbouchama@gmail.com |
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