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Culture :
78ème FESTIVAL DE CANNES - CHRONIQUE D'UNE RESTAURATION DE LUXE ANNONCÉE
par Cannes : TEWFIK HAKEM ![]() Première
projection publique de la version restaurée de «Chronique des années de
braise», le film fleuve de Mohamed Lakhdar-Hamina qui
a obtenu il y a 50 ans la Palme d'or. Explications de Nabil Djedouani
réalisateur, chercheur et restaurateur de films.
Ce vendredi 23 mai à 14h45, dans la salle Buñuel du Palais des Festivals, on va enfin pouvoir découvrir, dans la sélection «Ciné-Classics» la fresque de Mohamed Lakhdar- Hamina en version restaurée. Si le doyen des réalisateurs algériens n'a pas pu venir sur la Côte d'Azur pour des raisons de santé, il a dépêché ses 3 fils qui ont joué dans le film pour la présentation officielle. Le film sera ensuite distribué en salles le 6 août en France. Pour comprendre l'enjeu de cette importante entreprise de restauration, nous avons contacté Nabil Djedouani, réalisateur, chercheur, programmateur (notamment pour les Rencontres Cinématographiques de Béjaïa), comédien à ses heures perdues (on le verra dans les prochains films d'Amine Sidi-Boumediene et de Rabah Ameur-Zaïmeche), et enfin restaurateur de films. Nabil Djedouani est le fondateur des «Archives Numériques du Cinéma Algérien», une plateforme indépendante lancée en 2012 qui vise à préserver et diffuser des œuvres oubliées. À travers un travail de collecte, numérisation et restauration, il sauvegarde des films, notamment en 8 et 16 mm, et documents d'archives, rendant accessibles des pièces rares via YouTube et Facebook. Formé à la restauration numérique à l'Institut National de l'Audiovisuel (Paris) et à la FIAF Film Restoration Summer School (Bologne), Nabil Djedouani supervise des projets de numérisation et de restauration tel que «Les Plongeurs du Désert» de Tahar Hanache ou encore «Boualem Zid El Goudam» de Moussa Haddad. LE QUOTIDIEN D'ORAN : Qui a restauré «Chronique des années de braise» ? Nabil Dejdouani: La restauration a été réalisée en 2018 grâce à un partenariat prestigieux réunissant la George Lucas Family Foundation, The Film Foundation, l'UNESCO, la FEPACI (Fédération Panafricaine des Cinéastes), la cinémathèque de Bologne et le laboratoire L'Immagine Ritrovata. Le projet a été supervisé par Mohammed Lakhdar-Hamina lui-même, ce qui a permis de garantir une fidélité à sa vision originale. Cette restauration a redonné tout son éclat visuel et sonore à cette fresque épique, notamment à travers une remasterisation en haute définition qui sublime les tons ocres du film. LE QUOTIDIEN D'ORAN : Peut-on dire qu'il s'agit du summum en matière de restauration ? NABIL DEJDOUANI : Oui. Le travail accompli est remarquable, tant par l'implication d'institutions de renom que par l'usage de technologies de pointe. La qualité d'une restauration dépend de nombreux facteurs : l'état initial des copies, l'accès aux négatifs originaux (souvent dispersés dans plusieurs pays, comme c'est souvent le cas pour les films algériens), et les choix artistiques opérés au cours du processus. Il faut savoir par exemple qu'il existe trois montages différents de Chronique des années de braise. Lakhdar-Hamina a fait le choix de restaurer la version qui fut présentée à Cannes en 1975. Le résultat est impressionnant. LE QUOTIDIEN D'ORAN : Restaurer un film demande-t-il des moyens colossaux ? NABIL DEJDOUANI : Restaurer un film est une entreprise exigeante, tant sur le plan financier que technique. Cela nécessite des équipements spécialisés (scanners 4K, logiciels de correction d'image et de son), une expertise pointue en conservation de pellicules, et souvent des partenariats internationaux pour localiser et accéder aux négatifs ou aux meilleures copies disponibles. En Algérie, la situation est d'autant plus complexe que de nombreux négatifs - y compris ceux de Chronique des années de braise - sont conservés à l'étranger (en France, en Italie, dans l'ex-Yougoslavie). Cela augmente considérablement les coûts et complique les démarches. Par ailleurs, les copies locales sont souvent dans un état dégradé, parfois tronquées ou décolorées. Cela dit, je pense qu'aujourd'hui, l'Algérie a les moyens de se doter d'une structure capable de numériser et de restaurer ses propres films. Il existe des compétences algériennes qui pourraient y contribuer de manière significative. Ce sujet a d'ailleurs été abordé lors des dernières assises du cinéma. Il est désormais temps de concrétiser les recommandations et les pistes évoquées lors de ces discussions. LE QUOTIDIEN D'ORAN : Quelle lecture faites-vous du film, un demi-siècle après avoir été montré pour la première fois à Cannes ? NABIL DEJDOUANI : Avec le recul, Chronique des années de braise demeure une œuvre monumentale, aussi bien par son ambition artistique que par sa portée historique. Réalisé en 1975, soit treize ans après l'indépendance, le film retrace l'éveil progressif de la conscience anticoloniale à travers le personnage d'Ahmed, un paysan ordinaire incarnant à la fois les désillusions et la révolte du peuple algérien. Structuré en six chapitres, de 1939 au 1er Novembre 1954, le film montre que la guerre de Libération n'est pas un événement isolé, mais l'aboutissement d'un long processus de dépossession, de souffrances et de résistance. Ce qui frappe, c'est la capacité du film à conjuguer une fresque historique avec une approche intimiste. Ahmed, interprété par le comédien grec Yorgo Voyagis (choix qui fut quelque peu décrié à l'époque), n'est pas un héros idéalisé mais un homme du peuple, confronté à la sécheresse, au typhus, à la guerre mondiale, puis à l'injustice coloniale. Le personnage de Miloud, le «fou», apporte une dimension poétique et symbolique, incarnant à la fois la mémoire populaire et la révolte sous-jacente. Lakhdar-Hamina évite la caricature en montrant les contradictions au sein même du peuple algérien, tout en dénonçant sans détour la brutalité du système colonial. Pour moi, le film prend une dimension encore plus politique avec l'entrée en scène du charismatique «Si Larbi», interprété par Larbi Zekkal, dont le discours donne une véritable assise idéologique à la lutte. Cela dit, en tant que chercheur, je me dois aussi de replacer l'œuvre dans son contexte. Produite avec des moyens considérables par l'ONCIC (Office National pour le Commerce et l'Industrie Cinématographique), elle s'inscrit dans une période où le cinéma algérien était étroitement lié à l'État et à ses orientations idéologiques. Son financement conséquent a très probablement contribué à freiner d'autres projets. Il est d'ailleurs significatif de noter qu'un film à bien plus petit budget, Omar Gatlato de Merzak Allouache, a marqué les esprits deux ans plus tard au Festival de Cannes, à la Semaine de la Critique. Ces deux approches - l'une épique, l'autre intimiste - coexistent encore aujourd'hui dans le cinéma algérien : d'un côté, la volonté de raconter la grande Histoire à travers des fresques (comme le projet autour de l'Émir Abdelkader), et de l'autre, un cinéma plus personnel, ancré dans les réalités contemporaines. LE QUOTIDIEN D'ORAN : Parce que c'est un film-fleuve, très peu de gens ont réellement vu «Chronique des années de braise» jusqu'au bout. Aujourd'hui à l'âge de Tik-Tok, comment donner envie aux nouvelles générations de voir un film qui dure 2H57 ? NABIL DEJDOUANI : Cela fait partie des questions que je me pose souvent dans le cadre de mon travail avec Les Archives Numériques du Cinéma Algérien : comment faire vivre ce patrimoine au-delà des cercles cinéphiles et des festivals ? Chronique des années de braise est un jalon majeur du cinéma algérien, mais reste méconnu d'une large partie du jeune public, y compris en Algérie, en raison de l'absence de circuits de diffusion et d'éducation cinématographique. Les plateformes comme la mienne, hébergées sur YouTube ou Facebook, tentent de combler ce vide, mais elles ne peuvent se substituer à une véritable politique publique de diffusion des œuvres restaurées. Je me demande aussi comment les jeunes générations perçoivent ce film. Dans un contexte mondialisé, où le cinéma algérien aborde souvent des thèmes liés à la «décennie noire» ou aux réalités sociales actuelles, Chronique des années de braise peut-il encore toucher la jeunesse ? Sa portée universelle, son humanisme et sa réflexion sur l'oppression lui confèrent une valeur intemporelle, mais cela suppose un travail pédagogique de contextualisation. Enfin, je ne peux m'empêcher de rêver à un projet national de cinémathèque algérienne portant un réel projet d'inventaire, de numérisation et de diffusion de ses fonds, où des films comme celui-là et bien d'autres seraient non seulement restaurés, mais aussi rendus plus facilement accessibles. |
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