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A la calorie près, la nouvelle unité de cruauté: Gaza et l'effondrement de la boussole morale mondiale

par Jamal Mimouni*

Une famine calculée : l'arithmétique glaciale du siège de Gaza

Aujourd'hui à Gaza, nous assistons à l'un des chapitres les plus honteux de l'histoire moderne, une famine artificielle, imposée méthodiquement par la puissance militaire occupante, au milieu d'un silence mondial assourdissant. Depuis plus de deux mois, plus de deux millions de Palestiniens sont privés des nécessités vitales : nourriture, eau, électricité, carburant et médicaments. Gaza est devenue un laboratoire de cruauté, où la faim est mesurée - littéralement jusqu'à la calorie - tandis que le monde «civilisé» reste paralysé, se contentant de condamnations tièdes tout en continuant à fournir pour certains d'entre eux à Israël des bombes et une couverture politique.

La calorie est devenue l'unité de la cruauté à Gaza, après la balle et la bombe. Alors que le blocus israélien se renforce en intensité et en brutalité, les instances Israéliennes calculent la faim avec des chiffres froids et secs : combien de calories par personne, combien de grammes de protéines, combien de jours avant la famine ? La souffrance humaine est réduite à des données numériques. Ce n'est pas une famine causée par des mauvaises récoltes ou une catastrophe naturelle. C'est une politique délibérée : utiliser la privation comme arme de guerre. Gaza est affamée intentionnellement.

Depuis le 2 mars 2025, Israël impose un blocus total sur l'aide humanitaire entrant à Gaza, surpassant en sévérité toutes les restrictions précédentes. Jusqu'au 16 mai, ce siège est devenu le plus long de l'histoire de l'enclave. Selon l'UNICEF et le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l'ONU (OCHA), cette politique a détruit la capacité de survie de Gaza : les terres agricoles bombardées, les zones de pêche interdites, les boulangeries effondrées par le manque de farine, de carburant et de sécurité. Les enfants, surtout ceux de moins de deux ans et les mères allaitantes, sont les plus touchés : 92% d'entre eux ne reçoivent pas une nutrition adéquate. Pourtant, plus de 3 000 camions d'aide et 116 000 tonnes métriques de nourriture sont bloqués aux frontières, Israël refusant de les laisser entrer, défiant ainsi les ordres provisoires de la Cour internationale de justice dans l'affaire Afrique du Sud c. Israël. Ce défi démontre clairement que la famine n'est pas un effet secondaire malheureux de la guerre - elle est la guerre elle-même.

Le crime n'est pas caché ni parfait - il est diffusé en direct

Ce n'est pas une question d'ignorance. Nous ne vivons pas dans les années 1940. Personne ne peut prétendre «ne pas savoir», comme on l'a dit après la Shoah. Nous savons. En fait, nous le voyons en direct, chaque jour, sur chaque écran - des enfants mourant de faim, des hôpitaux s'effondrant, des fosses communes creusées à mains nues. Ce que nous voyons, c'est l'utilisation de la nourriture comme arme - le besoin humain le plus basique - en violation flagrante du droit international, des principes humanitaires et de la dignité élémentaire.

L'UNICEF, l'UNRWA, le Programme alimentaire mondial et l'OCHA ont tous lancé des alertes urgentes. L'ONU a reconnu Gaza comme une zone de famine. Pourtant, plus de 3 000 camions d'aide et 100 000 tonnes de nourriture sont délibérément bloqués par Israël. Ce n'est pas un siège - c'est une exécution lente et publique d'un peuple entier, un crime de guerre commis sous les projecteurs de la diplomatie mondiale.

Le silence est complicité

Le vrai scandale n'est pas seulement que ces atrocités se produisent, mais qu'elles soient tolérées - voire justifiées - par ceux qui se prétendent gardiens du droit international et des droits humains. Les gouvernements occidentaux, prompts à imposer des sanctions face à la moindre agression ailleurs, sont désormais incapables de prononcer un mot, incapables même d'une réprimande officielle, encore moins d'une action résolue.

Pourquoi ? Parce que le coupable est un «allié», un allié difficile à confronter, enraciné dans un réseau d'alliances et sacralisé de par l'occurrence de la Shoah sur le sol Européen et exécuté par des Européens, au point de considérer Israël comme immunisé contre toute critique. Résultat ? Des mots sans effet, des condamnations sans conséquences, des déclarations soigneusement calibrées pour ne pas fâcher l'agresseur, une chorégraphie organisée de lâcheté.

Peut-on encore être « négationniste du génocide à Gaza » aujourd'hui ?

Omer Bartov, professeur israélo-américain d'études sur la Shoah à l'Université Brown et l'un des plus grands experts mondiaux du génocide, accuse Israël de mener une politique génocidaire à Gaza : « Une tentative systématique de rendre Gaza invivable et de détruire les institutions nécessaires à la survie physique et culturelle d'un groupe ». Il dénonce également « un échec moral et humain total pour les nations qui se présentent comme défenseures des droits humains ».

Bartov n'est pas isolé dans cette analyse. Raz Segal (Stockton University) qualifie la situation de « cas d'école de génocide », pointant les déclarations explicites de responsables israéliens appelant à l'effacement de Gaza. Dirk Moses (Université de Sydney) et Ilan Pappé (historien israélien) identifient quant à eux une violence structurelle et une logique d'anéantissement progressif, établissant des parallèles troublants avec les dynamiques historiques des crimes de masse.

La question peut-elle encore être posée alors que les plus grandes organisations de défense des droits humains et les éminents spécialistes mondiaux de l'Holocauste ont clairement identifié les crimes commis. Peut-on vraiment invoquer un prétendu flou juridique pour éviter de qualifier ces crimes ? Toutes les instances et experts qui évoquent un cas de génocide, - certains évitant le terme politiquement chargé de « génocide » parlent d'« actes génocidaires » ; et s'appuient sur des critères juridiques précis définis par la Convention de Genève de 1948. Il y a quatre éléments convergents : le meurtre de masse (plus de 60 000 morts au bas mot), la privation intentionnelle de nourriture et de soins médicaux, la déshumanisation systématique dans les discours officiels, et la destruction ciblée des institutions vitales. La combinaison de ces éléments dessine clairement le schéma d'une entreprise génocidaire.

Les négationnistes contemporains répètent les mêmes tactiques qu'en 1994 au Rwanda ou en 1995 à Srebrenica : demander des «preuves irréfutables» alors que les corps s'entassent. Mais l'Histoire jugera : les archives israéliennes (déclarations ministérielles, ordres militaires) et les images satellites des villes rasées constitueront un dossier accablant.

Seuls l'aveuglement volontaire ou la lâcheté morale peuvent encore expliquer qu'on prétende ne rien voir ou ne pouvoir juger. Ceux qui persistent à nier cette réalité agissent comme ceux qui, par le passé, refusaient de voir l'innommable.

«Plus jamais ça» - la promesse mensongère

La phrase »Plus jamais ça», autrefois un engagement solennel contre les génocides et les atrocités, est désormais vide de sens. Si elle ne s'applique pas à Gaza - où des civils sont affamés, bombardés et déplacés systématiquement - alors elle ne s'applique nulle part. Le cadre moral de l'Occident, bâti sur les ruines d'Auschwitz, s'est effrité en une indignation sélective et une relativité morale confuse.

L'échec du leadership moral

Les institutions religieuses ont aussi échoué. Du Vatican aux diverses organisations religieuses mondiales, leur influence s'est réduite à des appels timides, comme s'il s'agissait d'un simple différend diplomatique, et non d'une campagne organisée de souffrance collective. Le système juridique international est ouvertement ignoré, y compris les mesures provisoires de la CIJ contre Israël. Pourtant, aucune conséquence.

En Israël même, le discours public est devenu ouvertement atroce. Un récent débat à la Knesset a révélé des députés défendant, voire célébrant, la famine des enfants. Quand un médecin humanitaire a exprimée l'espoir simple qu'aucun enfant ne soit privé d'antidouleurs, elle a été accueillie par des rires. Ce qui se murmurait autrefois, affamer un peuple comme stratégie militaire, nettoyage ethnique, est aujourd'hui assumé avec arrogance, tandis que le monde «civilisé» reste plongé dans son silence honteux.

La lâcheté du monde arabe

Les régimes arabes ne sont pas exempts de responsabilité. Leur incapacité à agir, à part quelques gestes symboliques - révèle leur insignifiance politique et leur corruption morale. Obsédés par la préservation de leurs trônes et alliances étrangères, ils ont échoué à protéger leur peuple, même dans l'extrême souffrance.

L'Histoire regarde

Dans quelques années, ce moment sera jugé. Le silence sera retenu. Le refus d'agir sera enregistré non comme neutralité, mais comme complicité de crime. Quand les tombes seront comptées, les enfants pleurés, et que Gaza se relèvera de ses cendres pour écrire son histoire, qu'auront fait vos gouvernements ? À quel principe vos institutions seront-elles associées ? L'Histoire jugera sévèrement cette duplicité.

En fait, il ne s'agit pas seulement de Gaza. Il s'agit de savoir si l'ordre international a encore une âme. Et aujourd'hui, cette âme s'évapore... jusqu'à la calorie.

*Directeur d'Unité du CERIST & Univ. De Constantine1