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Quelques réflexions sur la question de l'identité dans le contexte algérien

par Djamel Labidi

Ces dernières semaines, la question de l'identité a soulevé des polémiques intenses. Essayons d'aborder la question sans passions, calmement...

Les facteurs de l'identité

Les facteurs de l'identité sont connus: la langue, la culture, l'Histoire, le territoire, et tous ces facteurs doivent être évidemment communs pour former ce qu'on appelle une unité nationale. Il faut leur ajouter aussi, des facteurs d'ordre subjectifs, voire psychologiques comme l'envie d'un groupe social de vivre ensemble, de partager non seulement un passé mais aussi un avenir.

L'identité est sociologiquement un sentiment d'appartenance qui fonde anthropologiquement les groupes et les cultures humaines

Parmi les facteurs de l'identité, la langue en est le principal, le noyau. On n'a jamais vu de nations sans une langue commune.

On remarquera que dans ce qui suit, je parle plus de la langue arabe et de l'arabité que du Tamazight et de l'Amazighité. C'est parce qu'en fait, les polémiques ont plus porté, ces derniers temps, étrangement, sur les questions de la langue arabe, de l'arabisme, de l'Arabité que sur celle de l'Amazighité. Pourquoi ? C'est probablement parce que c'est la langue arabe, l'arabité qui sont en concurrence directe en Algérie avec la langue française, avec la francité, et que la compétition est féroce. Et que parfois les polémiques sur l'amazighité ou sur l'arabité ont, en toile de fond, la question de l'influence de la langue française en Algérie. Elles finissent, d'ailleurs, le plus souvent, par déboucher, d'une manière ou d'une autre, sur cette question de l'hégémonie du Français. Les deux langues, Tamazight et Arabe ont été marginalisées et opprimées pendant le colonialisme et même après sous différentes formes, directes et indirectes au profit de la langue française. Là est le fond du problème qui nécessiterait un autre article. C'est précisément la libération du colonialisme qui a mis à l'ordre du jour leur épanouissement à toutes deux. Leur destin est lié. Ces deux facteurs de notre identité font partie du tissu national et signent précisément notre particularité au sein du monde arabe. Il faut être aveugle pour ne pas le voir.

La langue arabe et l'Arabité

On a entendu parfois dire que « l'Algérie est amazighe et qu'elle a été arabisée par l'Islam ». C'est tout simplement faux. Les Arabes musulmans ne représentent que 29% environ du 1,6 milliard de musulmans. Les faits contredisent donc une telle affirmation. D'ailleurs en Algérie même, il y a des populations parfaitement musulmanes et qui conservent le Tamazight. Les raisons pour lesquelles des identités se fixent ou non à un moment donné de l'histoire des groupements humains, sont diverses et très variables.

La question est pourquoi elle s'est fixée en Algérie, au Maghreb mais aussi au Machrek et pas ailleurs, en Iran, dans l'Océan indien, dans les pays asiatiques musulmans etc... Ceux qui relient automatiquement islamité et arabité, dans le cas de l'Algérie, devraient donc nous l'expliquer. Poser la question, c'est d'ailleurs convenir déjà que l'Arabité est une part essentielle de notre identité.

Les deux identités amazigh et arabe se sont influencées depuis de siècles, interpénétrées, culturellement, linguistiquement, spirituellement, humainement, à tel point qu'on peut parler d'identité arabo-berbère, arabo-amazigh. On ne peut les opposer si on est de bonne foi, de bonne volonté, sans calculs, sans arrières pensées, sans autre but que le bonheur et l'unité de l'Algérie.

Ne pas voir notre complémentarité identitaire, les deux faces de notre identité, c'est faire preuve soit d'inculture ou d'ignorance, ou alors d'une étrange cécité. Avec la fin du colonialisme, les recherches scientifiques sur ce bassin de civilisation, et non pas ethnique, entre l'Euphrate et le Maghreb, d'Oman à la Mauritanie, ont pris un essor extraordinaire. Elles ont démontré l'unité complexe de cet espace continu. On n'est qu'au début de grandes découvertes dans ce domaine au fur et à mesure que le monde sera débarrassé du carcan de l'Occidentalisme et de l'européocentrisme, et de leurs préjugés. Il y a tout un monde à découvrir. On y reviendra.

Les découvertes scientifiques à ce sujet devraient avoir un caractère apaisant. Et pourtant les polémiques subsistent. Mystère. Quels sont ses causes? Elles sont probablement aussi en grande partie irrationnelles. L'identité, les questions de l'appartenance sont à fleur de peau, extrêmement sensibles, à la merci d'un mot, d'une frustration, d'un malentendu, d'une humiliation. Surtout lorsqu'on a le sentiment d'être une minorité et donc d'être vulnérable, en fragilité. Et que la majorité, avec une désinvolture étonnante vous propose tout simplement, comme solution, de relativiser les choses, d'effacer les différences, bref de faire partie d'elle pour régler définitivement le problème.

L'Islamité

La proposition que « nous sommes un peuple amazigh qui a été arabisé par l'Islam » recèle une autre erreur. Nulle part l'Islam n'est une identité nationale. Même s'il participe à la construction culturelle et civilisationnelle de cette identité. De même pour les autres religions, elles ne sont nulle part une identité. Ainsi, aussi, du christianisme. Du point de vue religieux, on peut être arabe tout en étant chrétien mais pas chrétien tout en étant musulman. Mais du point de vue identitaire national, on ne peut être arabe en étant français ou allemand. La dénomination « franco-arabe » n'a pas de sens, car ce sont deux identités différentes. Ce qui indique bien que les termes « Arabe », ou «Français», ou « Allemand », etc... renvoient à un facteur d'identité nationale, mais pas les termes musulman ou chrétien.

Le message divin est par définition universel. La religion est un message qui se place au-dessus des nationalités et il est perçu en général ainsi, à part certaines étroitesses qui ont d'autres sources.

Le discours national ou nationaliste, quant à lui, est par définition lié à une histoire, une culture, à des limites dans le temps et dans l'espace. Il a, lui, un caractère forcement exclusif. La religion, elle, est inclusive.

Il n'y a pas d'unité nationale qui se soit faite sur la base de la religion. Seul le sionisme, finalement, a voulu faire de la religion une identité nationale, et de la religion juive une nationalité, alors que les juifs en religion sont de nationalités extrêmement diverses. On sait quelles ont été les conséquences monstrueuses de l'acharnement du sionisme à violer un processus historique millénaire pour faire de la religion juive un Etat nation.

L'Islam résume dans une phrase lumineuse son universalité: « pas de contrainte en religion ».Une idée révolutionnaire de tolérance, totalement nouvelle à l'époque. Elle a fait la grandeur de la civilisation arabo-islamique. Elle explique la progression fulgurante de l'Islam dans le monde, sans un combat, notamment en Asie, dans l'Océan indien, en Afrique subsaharienne et l'adoption rapide de l'Islam en Afrique du Nord.

Pour l'Afrique du Nord, il y a aussi, entre autres, l'explication de la convergence de l'Islam avec le mouvement populaire berbère du donatisme. Celui-ci a été, au 4ème siècle, un mouvement anticolonial de grande ampleur des donatistes, aux côté des circoncellions (ouvriers agricoles berbères itinérants) contre la domination des colons romains et leurs grandes propriétés (latifundias) . Sur le plan religieux, le donatisme rejetait le dogme de la « Trinité » chrétienne qui faisait de Dieu « le Père, le Fils et le Saint esprit ». Saint Augustin, évêque d'Hippone (Annaba aujourd'hui), et écrivain romain, fils d'une mère Amazigh et d'un père romain, avait imposé ce dogme, pour des raisons semble-il, politiques afin de faciliter la fusion entre le christianisme et les croyances romaines, notamment celles en Zeus-Jupiter, « père des dieux ». Saint Augustin a soutenu une répression romaine sanglante contre les donatistes. Le donatisme durera trois siècles et demi jusqu'à l'arrivée de l'Islam. Dans l'Islam, comme pour les donatistes berbères, il y a le même refus de la notion de « la Trinité ». C'est un des facteurs, celui-là spirituel, qui pourrait expliquer l'adhésion rapide à la nouvelle religion des populations d'Afrique du Nord qui avaient gardé en mémoire la cruelle répression des donatistes amazighs.

L'unité arabe, l'arabisme et l'identité algérienne

En relation avec la question de l'arabité, il y a celles de l'arabisme, du nationalisme arabe et de ses rapports avec la nation algérienne et son identité.

Là aussi, il y a eu la tentative, chez certaines forces politiques, très marginales heureusement, de prendre le terme arabe au mot, au premier degré, et de le réduire à une vision ethnique voire « raciale. L'arabité est une réalité linguistique, culturelle, historique, voire géographique si l'on considère la continuité de l'espace sur lequel s'étend le monde arabe. Elle n'est pas ethnique. La liste des 22 Etats arabes montre, tout cela à l'évidence. En quoi l'arabité de l'Algérie serait moindre que celle de l'Egypte, de l'Irak, du Soudan, de la Somalie, de la Mauritanie, de la Syrie, de la Palestine, du Liban etc.. Chaque pays arabe a ses spécificités, y compris linguistiques et religieuses. Pourquoi y aurait-il une contradiction avec le fait d'être en même temps un pays arabe. Dire, à partir de cette thèse de la nation arabe comme vision ethnique, que « nous ne sommes pas arabes », comme l'ont fait certains, pourrait donc être dit de tous les Etats arabes, sauf de l'Arabie saoudite C'est un non-sens.

Les pourfendeurs de la nation arabe veulent légitimer leur position par leur attachement à la lutte du peuple palestinien face à la trahison de beaucoup d'Etats membres de la Ligue arabe. Ils concentrent notamment l'attention, à cor et à cri, sur la « trahison » dénoncée des Emirats arabes unis.

D'accord. Mais si c'était la raison réelle, si cette position était conséquente, elle devrait conduire à la position inverse, celle de lutter pour consolider l'unité arabe autour de la Palestine. Elle devrait, par exemple, amener à proposer un autre front arabe de lutte comme l'avait fait le front du refus en décembre 1977, après la visite de feu Anouar El Sadate à Tel-Aviv. Mais non. Il est alors évident, que l'objectif est d'anéantir toute perspective stratégique d'unité arabe, et de prendre pour prétexte à cela, la division des pays arabes.Tout est fait, pour affaiblir dans leur ensemble, et chacun pris à part, les pays arabes. C'est d'ailleurs ce qui se passe. Derrière un discours démagogique et de surenchère, une approche négative, défaitiste est proposée, celle de quitter la Ligue arabe.

L'argument est celui de son inefficacité. Faut-il quitter l'ONU, l'OUA, et même, disons-le avec le sourire, l'OMS, l'UNESCO etc... pour leur inefficacité ? Faut-il quitter ou dissoudre l'Union du Maghreb arabe parce que l'un des Etats, le Makhzen, s'est allié avec le sionisme. Tout cela manque de cohérence.

Le peuple palestinien trouve des sources d'énergie inépuisables dans son arabité, il appelle les pays arabes à la solidarité, il dénonce leurs atermoiements ou leurs trahisons, précisément parce qu'il est arabe et qu'il a droit à leur solidarité, plus qu'elle leur est un devoir incontournable. Va-t-on lui dire qu'il n'est pas arabe lui qui comme tous les pays arabes, est riche de sa diversité y compris religieuse ? Va-t-on lui conseiller de quitter la Ligue arabe? Une telle vision n'est pas seulement insensée, elle est un coup de poignard dans le dos des Palestiniens, sous couvert de leur soutien.

Un autre argument consiste à dire que nous ne défendons pas la Palestine pour des raisons « d'arabité » ou religieuses, mais en tant que cause humaine? Encore discours est aberrant. Mais où serait donc la contradiction, nous concernant ? L'Islam, et les religions en général, ne seraient-ils pas humains? Ne peut-on êtres humains, profondément, en étant autant profondément arabe, musulman et croyant ? C'est proposer ainsi une vision désincarnée de la lutte et de la solidarité avec la Palestine. Celle-ci se fait aussi pour chacun avec les ressources de sa culture et de son identité nationale et religieuse. Où serait la contradiction avec l'humanisme ? C'est proposer une vision monstrueuse de l'internationalisme, un internationalisme abstrait, gommant ce qui fait la culture et l'identité de chaque peuple, bref la richesse de l'humanité. Cet

Internationalisme là, qui se veut le contrepied du nationalisme, a fait beaucoup de dégâts.

Il y a indubitablement dans le déni de l'arabité des desseins politiques cachés. Les grandes puissances coloniales, notamment au départ l'Empire britannique, on toujours voulu émietter le monde arabe, leur plus grande crainte étant son unité. L'unité arabe a un contenu objectivement progressiste comme toute unité de nations ou de groupements humains. C'est plus qu'un projet politique. C'est une aspiration historique commune à des centaines de millions d'hommes. Vouloir nous en priver, c'est nous affaiblir. L'union ne fait-elle pas la force. Vouloir s'en moquer, la tourner en dérision en exploitant ses difficultés et sa peine à émerger face à l'adversité et aux forces hostiles, ou le fait même qu'elle n'a pas encore de réalité, n'est pas une position lucide ou objective. Elle est tout simplement un renoncement et une soumission déguisée à ceux qui ne peuvent nous dominer qu'à cause de nos divisions.

Deuxième partie jeudi 29 mai 2025: «L'identité en conflits. Identité et liberté d'expression».