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Civilité et citoyenneté en Algérie

par Djamel Eddine Laouisset*

Depuis mon récent retour d'un long séjour à l'étranger, je n'ai pu résister à la pulsion d'écrire ce succinct papier qui me tenait tant à cœur, et ce au vu du triste constat de la profonde chute des valeurs morales et éthiques vécue de manière écœurée par une classe de la population de notre pays... à laquelle j'appartiens... et à qui je dédie cet écrit...

La civilité, le savoir-vivre, et la politesse sont autant de termes dont la similitude s'exprime en vertus morales et sociales, mais qui sont malheureusement bel et bien progressivement tombées en totale désuétude dans notre pays et ce depuis au moins la décennie noire.

Nous ressentons à l'unanimité ce stress et cette insécurité, à chacune de nos sorties dans l'espace public - seul ou en famille - dans la rue, ou au marché, en voiture, ou à l'intérieur d'établissements publics, nous sommes au quotidien l'objet de multiples signaux de ruses, de mendicité mensongère, d'abus de confiance, d'escroqueries, de corruption et de violence tant verbales que physiques que nous feignons d'ignorer par souci de préserver famille et acquis puisant et épuisant ainsi nos capacités de patience et résilience.

Nous avons - bon gré mal gré - accepté de céder une partie de notre espace et territoire, d'adopter des habitudes stoïques d'inattention calculée, de froide indifférence, d'interaction minimale et d'évitement, mais tout en ayant à accepter l'hypocrite compromis du jeu social. Il est évident que nous payons socialement cher ce nouvel instinct de garder nos distances vis-à-vis d'autrui cet inconnu et ce en termes de manque à gagner pour ces inconnus dont la survie dépendrait considérablement de notre solidarité sociale collective...

En effet ces valeurs universelles de respect de soi, de respect de l'autre, et du devoir de responsabilité collective - sur lesquelles insistaient nos parents et éducateurs - semblent bel et bien avoir disparu du menu des pratiques sociales de l'Algérien d'aujourd'hui.

Quoique la civilité vise à créer une certaine cohésion et coopération sociale basée sur des rapports humains harmonieux durables, et d'autant plus que la civilité n'étant pas la morale mais sa condition sine qua non, nous avons toutefois pris conscience que l'éducation civile est la déterminante en dernière instance de la réussite de toute éducation civique citoyenne, surtout que les institutions, la société, et la famille - collectivement mises et remises en cause - demeurent des observateurs insouciants visiblement peu concernés par ce marasme social.

De ce fait, la citoyenneté - constitutif d'un statut et juridique et politique - vient avec non seulement des droits de fait mais également avec des obligations de droit. La vraie citoyenneté devrait non seulement être considérée comme une citoyenneté en soi passive, mais une citoyenneté également active engrainée dans un civisme dont la mission essentielle est de pouvoir et vouloir effectivement contribuer à la réalisation des intérêts pluriels et suprêmes du pays. Cette définition de la citoyenneté serait d'ailleurs un bon point de départ de choix, de recrutement, et de formulation d'indicateurs majeurs de performance de tout responsable et élu local et national. Rappelons également à tous que notre mémoire collective algérienne nous renvoie toujours si fièrement aux jours bien regrettés ou la civilité et la courtoisie et donc la vraie citoyenneté étaient l'apanage normatif des rapports mondains civilisés dans la Cité. En effet à l'époque des frontières et hiérarchies sociales invisibles... faites de noms, de signes extériorisés, de statuts, et de rituels... et qui séparaient les espaces des uns et des autres à l'intérieur de la Cité... ce problème civil et citoyen ne se posait nullement ni chez les uns ni chez les autres...

De ce fait et malgré la stratification sociale d'antan, il n'en demeurait pas moins que la perception d'autrui, l'attitude respectueusement solidaire envers autrui, et la reconnaissance de l'autre comme une personne humaine - considérée comme une fin en soi non un moyen - était simultanément un postulat et un devoir religieusement consacré.

Egalement, pour ceux de mes contemporains qui ont eu la chance ou la malchance d'avoir vécu comme moi la transition entre les récents univers civils, ils remarqueront nostalgiquement que les normes conventionnées de civilité et d'étiquette d'antan permettaient une excellente sérénité dans nos rapports sociaux au quotidien.

A contrario, aujourd'hui notre vécu civil décadent véhicule une dangereuse mutation des pratiques civiles qui nous conduisent inévitablement à de plus en plus de distanciation méfiante, aux fins de nous éviter toute surprise attitudinale ou comportementale venant de cet autrui inconnu.

Paradoxalement aussi, de nos jours toute forme, règle, code ou rituel civil de politesse, et de bienséance est perçu - par la majorité de ceux qui ne le possèdent pas encore - comme une pratique désuète, naïve ou hypocrite, et ses pratiquants comme des personnalités démodées, dépassées par les temps modernes, naïves ou hypocrites. Il est un fait également certain que tous ceux d'entre nous qui voyagent encore ou ont voyagé de par le monde, ont entendu parler ou bien ont par malheur souffert innocemment de la réputation maintenant mauvaisement bien établie de l'Algérien à l'Etranger. Il est également bien établi que le civisme ordinaire de certains de nos touristes, ou de membres de notre diaspora algérienne aux comportements civilement exemplaires, leur harmonie, leur constance, et leur confiance en soi, émerveille et surprend beaucoup d'étrangers non habitués à rencontrer cette assez rare espèce civilisée et éduquée de certains de nos bons samaritains d'Algériens touristes, entrepreneurs ou résidents à l'Etranger.

Il serait grand temps de remédier à ce défi de réputation négative de l'Algérien - tant ici en Algérie qu'à l'Etranger - et de responsabiliser un organisme ou nouveau ministère qui serait dédié initialement à parrainer des rencontres d'études et de recherche entre spécialistes théoriciens et praticiens, aux fins de proposer une stratégie globale de développement de la citoyenneté qui engloberait la triple hélice de civilité, de morale et d'éducation civique.

Cette institution devrait attirer et être pourvue - non pas de fonctionnaires bureaucrates en quête de postes supérieurs comme à l'accoutumée - mais d'excellents chercheurs en sciences sociales et sciences de l'éducation ayant démontré les expériences, compétences civiles et académiques nécessaires et suffisantes à la bonne structuration et bon démarrage d'une telle institution.

Cette institution aurait pour mission précise d'établir une juste évaluation des lieux et une stratégie d'actions ciblées et interventions civiles supra-institutionnelles pour pouvoir effectivement corriger ce mal chronique et rapidement rétablir ce lien de reconnaissance sociale au niveau moral, politique et juridique.

Il s'agirait principalement d'opérer une transformation tolérante des mentalités, de recommander le transfert des bonnes pratiques et expériences internationales jugées au préalable culturellement réalisables en Algérie.

Des pratiques reconnues de communication permettraient le transit des normes formelles de conduites civiques réciproques et d'échange menant à une vie sociale substantiellement bénéfique à l'ensemble des acteurs sociaux, à la réalisation d'un civisme et d'une prise de conscience intentionnelle de la responsabilité personnelle et plurielle de l'intérêt général de notre pays en construisant un monde ordonné où nous tous pourrons y vivre harmonieusement ensemble. Investir dans la civilité, dans la morale, dans l'éducation civique, donc dans la citoyenneté, est un investissement humain prioritaire qui servira les intérêts du citoyen, et les intérêts socio-économiques et politiques du pays, et pourra servir d'architecture de base nécessaire aux institutions de bonne gouvernance de l'Algérie de Demain.

*Dr. Professeur aux Universités