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Le besoin de nouveaux indicateurs économiques

par Edward Jung*

BELLEVUE, WASHINGTON - «On ne sait gérer que ce que l’on sait mesurer.» C’est la sagesse qui sous-tend les indicateurs comparables à celui du produit intérieur brut et d’autres indicateurs globaux qui nous informent sur la santé des économies nationales de par le monde. Les décideurs et les planificateurs ont utilisé ces chiffres depuis des décennies pour les aider à mieux orienter la croissance économique intérieure.

Mais le recours au PIB et à d’autres indicateurs traditionnels est peut-être en train de saboter un objectif très recherché : le développement florissant des économies de l’innovation. Aujourd’hui,  certains créneaux majeurs du secteur de l’informatique sont à peine mentionnés dans les comptes nationaux. Alors que le PIB indique la valeur marchande de tous les biens et services produits dans un pays, de nombreuses vedettes de l’ère numérique (par exemple Wikipedia, Facebook, Twitter, Mozilla, Netscape, etc.) ne produisent aucune marchandise et offrent des services gratuits.

Ces mêmes vedettes ont également tendance à saper la productivité de certaines entreprises traditionnelles. Les applications en ligne gratuites ont fait baisser le chiffre d’affaires de Garmin, le pionnier du GPS, autrefois l’une des entreprises les plus dynamiques des États-Unis. Skype est en train de tuer l’appel téléphonique international «minute par minute.»

Ces développements soulignent le besoin de nouveaux indicateurs de croissance, capables de reconnaître ces entreprises d’un nouveau genre. Et parce que ces indicateurs se rapportent à l’innovation, ils doivent donc être eux aussi de nature prospective. Les décideurs doivent comprendre comment mettre en place, gérer et mesurer ainsi les conditions qui poussent les innovateurs à affluer vers une région et à y bâtir un avenir prospère. Les indicateurs d’innovation doivent capturer la valeur des nouvelles idées des années avant que ces idées ne deviennent rentables selon les instruments de mesure traditionnels.

La nécessité de ces indicateurs est particulièrement urgente dans les pays en voie de développement. Les économies émergentes utilisent couramment l’investissement direct étranger (IDE) comme étalon pour mesurer les progrès. Cet indicateur n’est pertinent que lors des premiers stades de développement : les pays pauvres ont besoin de capitaux étrangers pour construire des usines, pour former des employés et pour rémunérer les citoyens ordinaires.

Mais les investissements étrangers sont attribués le plus souvent à des projets à faible risque et à faible marge : fonderies, cimenteries, etc. En revanche, l’innovation représente un effort à haut risque et à haut rendement. Même les grandes multinationales ne misent pas dès le départ beaucoup d’argent sur une nouvelle idée. L’innovation la plus à l’avant-garde pour demain peut n’avoir aucun effet sur l’IDE ou le PIB d’aujourd’hui.

Ainsi pour des pays comme la Chine, l’Inde et le Brésil, qui tentent de relancer leur culture nationale d’innovation, les objectifs d’IDE empêchent effectivement les planificateurs publics de tendre la main aux personnes et aux entreprises les plus susceptibles d’adopter des approches créatives pour régler certains problèmes.

Alors à quoi peut donc bien ressembler une authentique innovation en termes de données macroéconomiques, des années avant de donner naissance au futur Google, Bayer, Porsche, ou Alibaba ? Quels chiffres caractérisent le mieux un écosystème d’innovation prospère à ses balbutiements ?

Nous connaissons déjà quelques-uns de ces ingrédients principaux. Ils comprennent notamment un talent de haut niveau, des entrepreneurs en série aux bons antécédents, des start-ups soutenues par du capital de bonne réputation et des produits de pointe protégés par des droits de propriété intellectuelle. Les analystes de mon entreprise ont récemment cherché à savoir si ces ingrédients sont quantifiables. Nos résultats préliminaires semblent indiquer qu’ils le soient.

Nous avons découvert par exemple que cinq parmi les plus brillantes start-ups d’aujourd’hui dans le secteur de l’informatique présentaient deux caractéristiques communes à la fin de leur troisième année d’activité : elles avaient déposé plusieurs brevets et avaient été financées par plusieurs entreprises de capital-risque de renom. Au cours des années suivantes, le chiffre d’affaires cumulé de ces cinq sociétés était six fois plus important que celui d’autres start-ups choisies au hasard.

Les économistes pourraient étendre ces analyses pour développer un ensemble d’indicateurs clés de performance pour les jeunes économies d’innovation. Les pouvoirs publics pourraient ensuite utiliser ces indicateurs d’innovation pour identifier les start-ups, le talent et les produits ayant le plus fort potentiel de réussite future. Cette approche pourrait s’appliquer à tous les projets de pépinières high-tech (au sein ou au-delà des pays en voie de développement) dont la réussite se mesure à présent uniquement en dollars. Bien sûr, de tels indicateurs ne peuvent servir qu’à améliorer les chances de réussite, sans pour autant prédire l’avenir avec certitude. Les économies de l’innovation auront toujours besoin d’investir dans une multitude de projets pour produire les quelques grands gagnants qui assureront en définitive la pérennité de l’écosystème mature. Mais même une légère amélioration dans les probabilités risque de produire des résultats hors normes, si cela nous permet de découvrir deux Apple ou deux Samsung, plutôt qu’un seul ou aucun.

Changer notre conception de la valeur économique ne sera pas facile. Pourtant les pays dont le PIB est en perte de vitesse (une cohorte qui grossit chaque jour) peuvent accueillir d’un œil favorable ces nouveaux indicateurs, qui sont susceptibles de montrer des signes de progrès réels. Et on assiste à une prise de conscience croissante chez les décideurs et les planificateurs, aux yeux de qui les actifs virtuels, le talent créatif et les compétences entrepreneuriales constituent une part croissante de la richesse d’un pays.

Le Bureau d’analyse économique des États-Unis l’a reconnu l’été dernier en modifiant la définition du PIB pour mieux rendre compte des contributions de la propriété intellectuelle, de la recherche et du développement, à la productivité et à la dynamique de l’économie. Des efforts de réforme du PIB à visée plus large, y compris des initiatives parrainées par l’OCDE et la Commission européenne, cherchent à englober la durabilité, le niveau de vie et d’autres aspects déterminants pour le bien-être d’un pays. Des groupes à l’image de l’Institute for New Economic Thinking mettent en avant l’étude de l’économie de l’innovation et fournissent des données et des analyses sur ces efforts.

L’ancien président de la Réserve fédérale américaine Ben Bernanke, a fait la remarque suivante dans un discours de 2011 : «Nous aurons plus de chances de promouvoir l’activité d’innovation si nous sommes capables de la mesurer plus efficacement et de donner des preuves de son influence sur la croissance économique.» En fait, les indicateurs qui aident les pays moteurs d’innovation pourraient même modifier notre conception de la croissance économique. Les gouvernements les veulent, l’économie en a besoin et la communauté internationale va en tirer profit. C’est le moment pour la macroéconomie de prendre la mesure des ambitions des innovateurs du XXIème siècle.

*Ancien architecte en chef chez Microsoft - Directeur des techniques informatiques chez Intellectual Ventures.