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Lecture de Tunisie : Fragments de révolution

par Kmar Bendana

Il faut se réjouir du boom éditorial post ?14 janvier 2011, surtout quand paraît un ouvrage qui sort du lot. Tunisie. Fragments de révolution est un de ceux là. La maquette est attirante et le contenu captivant. On plonge agréablement dans l'ouvrage et on en ressort avec le sentiment d'avoir revécu une période encore difficile à décrypter, à travers des voix et des papiers assez différents pour que ce retour ordonne les idées, ouvre des pistes de réflexion et suggère des questionnements. En guise de jeu d'anticipation, ce papier propose certaines hypothèses à partir desquelles cet ouvrage peut être lu dans quelques décennies et suppute des questions qu'il peut inspirer aux historiens de demain.

Frontières brouillées

Tunisie. Fragments de révolution est une anthologie de textes en langue française composés par quinze auteurs, entre avril 2011 et juillet 2013, plus deux en janvier 2014. Extraits d'un blog personnel devenu un lieu d'échanges intenses, les commentaires sélectionnés sont agencés en une préface et deux textes préliminaires, 14 chapitres -dont 4 constituent des dossiers thématisés- et une soixantaine de post-s dont plus de la moitié sont signés El Kasbah. La plupart des textes sont précédés de chapeaux introductifs et certains portent mention qu'ils ont été révisés, entre avril 2013 et janvier 2014. En passant du numérique à l'édition papier, l'ouvrage traduit dans son architecture le brouillage des frontières entre la notion d'auteur et de lecteur. Le blog El Kasbah a donné naissance à une dynamique qui a agrégé la constance d'un initiateur avec l'aimantation d'un lectorat fidèle et participatif qui a entretenu la richesse d'un site vivant. L'agrégation de ces papiers traduit l'apport d'un regard collectif -que permet l'amitié virtuelle- sur une actualité soutenue.

Sachant que le pays a connu un changement accéléré entre fin 2010 et début 2011, dont l'un des effets est qu'il passe brusquement à deux millions d'internautes, on s'attend à ce que les historiens futurs inscrivent l'ouvrage dans la lignée de la connectivité accrue qui anime la blogosphère tunisienne. Le désir de liberté qui souffle depuis janvier 2011 a vraisemblablement rencontré un désir de communauté dont ce blog s'est fait le pivot, dans une dynamique vertueuse. Les historiens auront à revenir sur ce processus pour voir dans quelle direction il se sera développé et la façon dont il aura agi sur la société tunisienne. Gageons que l'expérience de Tunisie.

Fragments de révolution constituera un cas digne d'intérêt, une forme participative inédite étroitement liée à l'actualité qui lui a donné naissance. D' ici que l'histoire de la période post-14 janvier 2011 soit clarifiée, l'ouvrage a déjà valeur de cas. Les historiens iront-ils jusqu'à postuler que Tunisie. Fragments de révolution issu d'une fabrication collective étalée sur plus de deux ans combine enracinement dans le local et cosmopolitisme ? Une émulation nouvelle apparaîtra-telle grâce aux nouvelles technologies ? Difficile de trancher aujourd'hui. En attendant, cette tentative d'écrire l'histoire de deux années exacerbées, ne peut qu'intéresser les historiens aujourd'hui, au moins pour l'effort de fixer ce qui peut l'être du temps présent (musique et poésie compris), afin de le relier au fil de l'histoire.

Le fil de la chronologie

Les historiens de demain ne manqueront sans doute pas de rapprocher cette parution de la proclamation de la Constitution tunisienne, le 27 janvier 2014. Fragments de révolution est né à la même date, à quelques jours près.

Il est probable que la Constitution de 2014 prendra sa place de «troisième constitution de l'histoire contemporaine de la Tunisie», une balise supplémentaire dans le référent constitutionnel qui structure l'histoire politique tunisienne depuis le XIXème siècle. A ce titre, il y a fort à parier que la constitution sera érigée par les historiens comme une date-événement. Tunisie. Fragments de révolution sera-t-il alors lu comme source ? comme archive ? comme témoignage collectif ? Que reflètera-t-il du tourbillon actuel ? Le constat présent est qu'il fait écho à quantité de faits et fixe les traces d'un intervalle qui se clôt avec le troisième anniversaire du clash du 14 janvier 2011, une date désormais inscrite dans l'histoire du pays. Le premier des post-s choisis date du 24 avril 2011 et développe la définition d'une constitution idéale (pp. 30-31). En remontant la chronologie, on s'aperçoit qu'il suit de près la proclamation de la loi du 18 avril 2011, portant création de l'Instance Supérieure Indépendante pour les élections (ISIE). Pour les Tunisiens et l'auteur qui crée la page El Kasbah, ce premier dispositif ouvrant le chemin à l'établissement de la démocratie est un sésame qui donne la possibilité de talonner un début prometteur aux suites incertaines.

Ce qui explique la tonalité programmatique de cet article et le choix fait par les architectes du volume de le faire figurer. Par la grâce inattendue de la communication virtuelle, une foi collective s'agrège autour du projet électoral et cette résonance partagée accouche d'une plate-forme qui atteindra des milliers de fidèles, plus de 30.000 affichés. La performance est de taille en ces temps de crise de tout, à commencer par la lecture, le débat et la confiance.

Exploitant cette conjoncture favorable de manière créatrice, la page facebook se transforme en blog collectif et son initiateur, en sentinelle et modérateur qui demeurera anonyme jusqu'à la parution de l'ouvrage. El Kasbah se dévoile en assumant la direction d'une publication qui déclare également un rédacteur en chef. La translation du blog vers le système éditorial classique le rapproche de la revue ou plus exactement d'une anthologie de journal ou de revue de grande audience, assurément une source pour les futurs historiens. L'élan du chef d'orchestre ne va pas jusqu'à convaincre tous les membres de la communauté de divulguer leur identité. Méfiance envers Internet ou envers l'avenir de la démocratie ?

«L'histoire ici, c'est l'Histoire quand elle rencontre des Tunisiens» (p. 21) : c'est ainsi que l'un des architectes de l'ouvrage commente un chapitre. Parions que ce suivi raisonné et articulé de l'actualité soumis aux feux d'autant de lecteurs curieux, concernés et branchés (les amis d'El Kasbah à qui l'ouvrage est dédié) comptera au moins autant que la charge informative, polémique, critique et ludique qui donne le pouls de deux années tunisiennes d'une exceptionnelle densité.