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On a volé l'urne de la République

par Moncef Wafi

L'information a fait la une des journaux sous protectorat, le tour des agences, les choux gras d'Al-Jazeera, le « jité » national préférant, pour sa part, occulter le scoop en ne lui consacrant que cinq secondes et soixante-dix-sept centièmes de seconde, coincé entre un meeting de Ghoul appelant à réélire son bienfaiteur et la météo de demain. Un plateau français invita même Antoine Basbous, l'expert arabe de service, à venir trouver des connexions entre la nouvelle de la disparition de l'urne, El Qaïda et les menaces terroristes qui louchent sur l'Europe.

 L'urne de la République avait disparu du débarras où on l'avait remisée depuis son dernier job et le vol n'a été découvert que récemment par un employé communal qui devait l'astiquer pour le 17 avril prochain. Les plus fins limiers de la République ont été mis à contribution. On offrit même un logement AADL et exceptionnellement un crédit auto pour une Maruti et une Omra pour deux personnes en contrepartie d'éléments d'informations susceptibles d'aiguiller les recherches. On placarda le portrait-robot du présumé voleur, un brun, yeux marrons, barbe naissante et moustache dans la fleur de l'âge. Un suspect qui pouvait ressembler à la moitié de la population nationale, l'autre moitié étant morte ou binationale. La photo, floutée, passa les jours suivants à la télé mais aucune information sérieuse ne vint rassurer les plus optimistes. On entendait déjà les pas du 17 avril et point de traces de l'urne et encore moins du voleur, ni de son alibi. L'inquiétude était perceptible chez les propriétaires de l'Algérie d'en haut. L'interrogation avait vite fait le tour de table et est toujours revenue sans réponses convaincantes. L'un d'eux suggéra que l'urne a été volée pour convoquer un printemps arabe. Un autre se gratta la tête, qu'il avait pleine de pellicules, souffla sur ses doigts, qu'il avait boudinés et sales aux ongles, et se permit de rappeler les villes qui risquent de connaître le sort de Damas. Il cita Hydra, El Mouradia, le Sheraton, la résidence d'Etat, Paris, Ibiza? Son voisin lui rit au visage et lui rappela que la résidence d'Etat ne comptait pas. Au bout du compte, le gros, gras et méchant déclara solennellement que le vol de l'urne ne pouvait être qu'un acte isolé et chuchota le nom de Boumaârafi. Un trois-pièces, propre sur sa personne, se leva, arpenta la salle de réunion, croisa les mains derrière le dos, regarda à la ronde, les yeux dans le vide, et revint s'asseoir. Un moustachu, sorti tout droit des livres d'histoire, émit une hypothèse qui se mua rapidement en certitude. C'est la main étrangère. Et toutes les mains applaudirent pour saluer ce courage intellectuel. Une chevelure blonde à l'eau de Javel toussota. Sa voix éraillée, la rappela au souvenir des vivants, les regards et le temps se figèrent sur une baleine échouée sur la table. Et si c'était Boumediene le coupable, qu'elle dit, comme ça, sans douter de l'existence des fantômes. Les débats furent démocratiques mais infructueux et, pour contenter toutes les bonnes volontés, on leva la séance en décidant de garder le silence comme si rien ne s'était passé. On voulut en construire une autre, mais des partis tenaient à ce que ce soit cette urne qui serve le jour du vote et non une autre. Ils eurent pour tout argument cette réponse évasive : « On n'aura pas le temps ». Le temps de quoi faire ? De la bourrer, répondirent les tenants du boycott. D'engager avec elle un discours responsable, à la hauteur de l'événement, dirent les démocrates. De la découper en trois compartiments, expliquèrent les spécialistes de la chose. D'autres jours passèrent dans l'angoisse et la stupéfaction. Allait-on annuler simplement le scrutin ? Allait-on passer directement du 16 au 18 avril, comme toujours ? Le suspense était à son comble jusqu'à ce qu'un fax tomba des premiers étages de la République où on pouvait lire, je vous cite de mémoire parce qu'à vrai dire je n'ai jamais eu sous les yeux cette fameuse preuve, donc je disais que cette missive disait à peu de chose près que l'urne n'avait pas été chouravée mais réquisitionnée et dépêchée à Washington pour révision, le tout sous bonne escorte de Kerry. Toute cette histoire de vol n'aura été donc qu'un simple quiproquo. On y lisait également que l'on a profité de l'occasion pour la nettoyer des derniers bulletins de vote qui s'y sont collés et huiler les compartiments coulissants. Le lendemain, le « jité » ouvrit sur l'inauguration d'un marché de légumes et le problème du lait et plus personne ne fit allusion à l'urne de la République.