Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Erdogan est-il un provocateur ?

par Kamal Guerroua

Que s'est-il passé dans la tête du président turc Recep Tayyip Erdogan pour avoir revendiqué, il y a, maintenant quelques mois, l'héritage de l'empire ottoman, remettant même en cause dans son lyrisme nationaliste, le traité de Lausanne de 1923 à l'origine de l'Etat turc actuel ? A vrai dire, ces dernières années, Erdogan nargue l'Europe, intrigue les Russes et perturbe les Américains, tirant, exagérément, profit de son rôle de bouclier anti-migrants. Cela lui donne, semble-t-il, les faveurs de tous les acteurs en lice dans la région pour être leur principal interlocuteur, dans les dossiers chauds de l'actualité tels que la Syrie et même l'Irak. Mais pas que ça ! Car Erdogan va loin dans sa surenchère. Fin septembre, devant des élus locaux, à Istanbul, il aurait regretté, comme voulant raccommoder le fil rompu de l'histoire, les îles Égée qui abritent selon ses propres dires «des sanctuaires et des mosquées turques». Hautement symbolique mais un tantinet virulent, le propos du patron d'Ankara a gêné, de part et d'autre du Bosphore, puisqu'il a rejoint «cette géographie du cœur» dont celui-ci se serait fait l'apôtre, deux semaines plus tard, dans une harangue à Rize, au bord de la mer Noire, contre ce qu'il considère comme les frontières physiques entre des Etats, jadis sous la férule des Turcs. Ainsi, conçoit-il, par exemple, les îles grecques, Mossoul, Alep et Karadjali, en Bulgarie comme formant, toujours, partie intégrante d'une même entité (l'empire ottoman), soulevant l'ire des autorités grecques qui y voient «des propos provocateurs... qui menacent la stabilité régionale». Mine de rien, le 23 octobre dernier, le président turc a repris la même rhétorique provocante dans un discours-fleuve à Bursa, près de la frontière bulgare, invoquant, avec insistance, des «morceaux de l'âme turque» tels l'Irak, la Syrie, la Crimée, la Thrace occidentale et la Bosnie. Rappelons que ce dernier aurait déjà assuré de son plein soutien, quoique très fortement concurrencé en cela par les pays du Golfe, l'Arabie Saoudite en tête, les populations musulmanes de Bosnie-Herzégovine, du Sandjak (Serbie), Kosovo, Macédoine, Albanie, etc., dans une démarche pragmatique, visant la résurrection de la grandeur de l'empire ottoman. Ces offensives tactiques prennent souvent l'air d'une reconquête, à la fois religieuse et politique des territoires perdus par le grand empire. Sur un autre plan, Erdogan tire les ficelles d'un autre jeu en perspective, d'autant qu'il semble être de concert avec le nouveau locataire de la Maison Blanche Donald Trump pour accentuer la pression sur l'organisation de l'Etat islamique (Daech). En échange, il s'attend à un retour d'ascenseur de la part de Washington. Autrement dit, moins de soutien aux combattants kurdes, en Syrie et plus de célérité dans l'extradition du célèbre prédicateur Fethullah Gulen, rendu responsable du coup d'Etat avorté de juillet 2016. Sur ce dernier dossier aussi, Erdogan a frappé fort, s'entêtant comme jamais, contre la volonté des Européens à autoriser la peine de mort.