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Une fatwa laïque

par Kamel Daoud

Finalement, la vraie question de l'heure est : pourquoi sommes-nous devenus aussi impuissants, jusqu'à ne plus pouvoir faire les guerres qu'avec la langue, et la paix qu'avec le pantalon ? La réponse ne se trouve pas dans la quête des herbes miraculeuses, ni en brûlant cycliquement les drapeaux israéliens et américains, ni en accusant nos régimes d'être plus faibles que nous-mêmes. Qui répondra donc ? Parfois l'Histoire. La grande, celle de tout le monde : on peut donc répondre en disant que nous sommes impuissants à cause de nos dirigeants, qui le sont à cause de notre histoire collective et en remontant ainsi jusqu'à la guerre du Golfe, Lesseps, les Ottomans et la capitulation de Boabdil, dernier roi « arabe » de Grenade, un 02 janvier 1492. L'explication est valable, fastueuse, inutile un peu et a cette vertu maligne de dédouaner chacun en condamnant tout le monde. On en tire à la fin aucune leçon, sauf la preuve d'une longue rouille de la « race » et une collection d'erreurs incroyables entre la réinvention de l'astrolabe et l'assassinat d'El-Hallaj.

On peut aussi répondre autrement et plus utilement, selon l'équation de « un battement d'aile de papillon au Japon fait son orage au Zimbabwe ». Cela veut dire que si nous sommes, aujourd'hui, si impuissants, c'est parce que nous sommes irresponsables chacun à la hauteur de sa personne. Nos régimes sont faibles et en solde, parce que nous sommes faibles et en solde. Chacun à sa manière. Il y a un lien direct mais peu admis entre la vie de chacun et les cadavres de Ghaza : chaque fois que l'un de nous jette des ordures par les fenêtres, achète un extrait de naissance à 200 Da, accepte d'aller voter pour rien comme un mouton, croit que construire une mosquée suffit pour construire un pays et admet que prier vaut mieux que travailler, il participe à sa manière à déchausser son propre pays et à le transformer en laine internationale. Chaque fois que l'un des nôtres réduit son emploi à sa présence physique, vole son propre salaire, grille un stop, achète un paquet de cigarette et jamais un livre, scie un arbre, traficote un appel d'offres, triche dans le ciment et le béton, exige une enveloppe ou dévalise un conteneur parce que son poste le lui permet, il tue à sa manière des Palestiniens.

A chaque fois que l'un des nôtres crache sur sa propre géographie à cause de sa propre histoire, achète son élection dans une mairie ou dans un parlement, casse une vitre dans un palier d'immeuble, va à la Mecque pour se laver les mains de ses actes, ment, triche ou ferme sa porte en croyant que cela suspend sa responsabilité, il tue en Palestine et dans le reste du monde. A chaque fois que l'un des nôtres se cache derrière son Coran pour échapper au poids du monde, utilise un verset comme un casque pour ne pas écouter les autres et le reste de l'humanité, et répète que nous sommes honnis à cause d'un rouge à lèvres et que nous manquons de pluies à cause des femmes trop belles, il tue en Palestine. A chaque fois que l'un de nous refuse la liberté de conscience à son voisin, la liberté tout court, il ne peut la demander pour la Palestine.

C'est donc l'effet papillon : il ne suffit plus désormais d'accuser les « régimes » d'être des vendus là où, nous-mêmes, nous sommes désormais sans valeurs. Il y a un lien mécanique entre les actes de chacun et ce qui se passe en Palestine, et cela, il faut l'admettre. Sans cela, on continuera à recevoir des bombes et à y répondre par des bulles de colères et des fatwas sur l'imminence de la fin du monde. La fin du monde est là depuis longtemps pour nous. Cela ne sert à rien de parler de « lobby juif », de complot mondial et de « trahison » des volontés de Dieu. Cela s'appelle le Moyen Âge et cela se paie en cadavres et en humiliations. Admettons-le : c'est là une arme de prise de conscience massive.