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Dans une société
française minée par une grave crise économique et, de ce fait, tentée par le
repli identitaire, le dialogue islamo-chrétien peut être une des voies
possibles de la constitution d'un pacte social où chacune des communautés peut
s'enrichir de l'autre. Diplômé d'études arabes et islamiques, auteur d'une
thèse sur l'estime de la foi des autres, (Desclée de Brower, 2011) et directeur
de l'Institut de science et de théologie des religions à l'Institut catholique
de Paris, nul n'était aussi bien placé que le Père Henri de La Hougue pour nous
parler du dialogue islamo-chrétien dont il est l'un des acteurs.
Omar Merzoug : Vous venez d'organiser sous l'égide de l'Institut catholique de Paris des rencontres sur le thème : «Chrétiens et musulmans face aux peurs véhiculées dans notre société». Quelles sont ces peurs, comment les surmonter, et, subsidiairement, avez-vous été satisfait du déroulement de ces journées ?» Le Père Henri de La Hougue : La difficulté du dialogue islamo-chrétien est très liée au contexte dans lequel on se situe. A mes yeux, le dialogue islamo-chrétien ne pose aucune difficulté de principe. Il ne doit pas faire peur. Pour beaucoup, l'autre fait peur parce que les représentations qui en sont données terrifient. Les chrétiens ou les Français de confession chrétienne, de culture occidentale, qui ne connaissent pas l'islam de l'intérieur, n'ont pour référence ou pour image de l'islam que ce qu'il en donne par les médias. Or ceux-ci ne rapportent que les faits violents ou les faits qui font sensation. On ne parle jamais de ce qui va bien, mais bien entendu toujours de ce qui va mal. Et ce n'est pas vrai du seul islam, ça l'est aussi pour le christianisme. Quand les chrétiens lisent un article sur le christianisme dans les journaux, ils se disent : «Bon, ça ne reflète pas la réalité du christianisme dans son ensemble, cela n'en est qu'un aspect, ça n'est pas faux, mais ça n'est pas représentatif de ce que nous pensons». Mais quand il s'agit de l'autre, on n'y songe pas tout simplement ; et ce qui est alors décrit dans les médias devient représentatif, s'agissant de l'autre. Du coup, il y a ce premier aspect massif qui est que l'image de l'islam véhiculée par les médias est une image assez négative, fondée en premier lieu sur les revendications des musulmans en France par rapport au régime de la laïcité qui s'est progressivement instaurée. Tout se passe comme si les musulmans remettaient en cause cette laïcité, pour certains chèrement acquise, et ce qui en est mis en exergue dans les médias, ce sont surtout les questions de l'égalité des sexes, du voile, du refus d'être soigné dans les hôpitaux par des personnes de sexe opposé, etc. Tout un tas de thèmes ou de situations qui ne posent pas de problème dans la culture contemporaine chrétienne et qui sont posés par les musulmans. En fait la difficulté revient à ceci que les questions sont posées souvent de manière légitime, mais elles n'apparaissent aux yeux de l'opinion française que comme des revendications contre. C'est cela qui rend les choses difficiles. Les illustrations photographiques ou les images télévisuelles viennent encore compliquer le tableau. On choisit souvent de montrer des musulmans barbus hurlant, des gens en prière filmés ou photographiés de dos, des femmes voilées, des gens en armes, tout cela fait appel à un imaginaire qui n'est pas du tout représentatif de ce que sont dans leur réalité quotidienne la plupart des musulmans en France, mais c'est ce qu'on montre parce qu'on essaie de conforter un imaginaire et, par là même, on entretient cet imaginaire. Là est le grand problème. Tout cela se joint à une mémoire collective blessée. Pendant des siècles, chrétiens et musulmans se sont affrontés : les Croisades, la colonisation, la décolonisation. Certes, les chrétiens et les musulmans se sont affrontés, mais en fait, si l'on y réfléchit, l'histoire de ces affrontements est plus complexe parce qu'en réalité, les motifs des conflits étaient politiques mais les protagonistes ont fait usage d'un langage religieux. Tout cela explique les peurs de l'Autre. Il faudrait y ajouter, ces dernières années, une certaine stigmatisation des musulmans de France dont on fait un usage politique à des fins électoralistes, et cela entretient plus encore le malaise. Ça crée des peurs et ces peurs ne sont pas du tout fondées si l'on regarde la réalité quotidienne de ce que vivent la plupart des Français qui ont un voisin musulman, qui disent souvent : «Lui, ça va, mais c'est l'islam qui pose problème». Si on considère tout un tas de couples islamo-chrétiens, on constate qu'ils n'ont pas de problème religieux et alors que les journalistes en parlent et l'entretiennent. O. M. : Je me souviens d'un journaliste qui est venu m'interroger et la première question qu'il a trouvé à me poser est celle-ci : «Quand vous rencontrez les musulmans, de quoi avez-vous peur ?» L.P.H.: J'ai répondu que je n'avais pas peur, et il est resté quelque peu interloqué. C'est une réalité, donc en fait, il y a des peurs du côté chrétien. Les chrétiens sont comme beaucoup de leurs compatriotes laïcs marqués par l'atmosphère ambiante tout simplement. Les musulmans ne sont pas du tout à l'aise dans cette image que les médias leur collent à la peau et puis il y a aussi des peurs côté musulmans qui ont été exprimées lors de cette session, des craintes qui reviennent et qui marquent la mémoire collective musulmane, la colonisation, l'idée d'un impérialisme occidental, les Occidentaux étant la plupart du temps assimilés aux chrétiens, on trouve des réflexions du genre: «ils nous manipulent pour avoir le dessus finalement» et tout ça n'est pas du tout rationnel, et ça crée des peurs et le seul remède efficace, pour dissiper les peurs, c'est la rencontre de l'Autre, de savoir parler de ce qu'on vit, d'établir des échanges. O. M. : A ce sujet, vous avez codirigé avec François Bousquet un ouvrage sur le dialogue interreligieux et qui est sous-titré le christianisme face aux autres traditions, quelles étaient vos intentions et dans quel esprit avez-vous dirigé cet ouvrage ? L.P.H.: En 1986, le pape Jean-Paul II avait convoqué à Assise les représentants de 40 religions pour réserver un temps de prière pour la paix ensemble. Et ce fut un événement très médiatisé, assez symbolique du point de vue de l'Eglise catholique et qui marque un positionnement nouveau. Cela se résumait à considérer que les autres ne doivent pas d'abord être vus comme des antichrétiens ou des gens qui seraient contre le christianisme, mais des personnes avec qui on peut collaborer pour faire advenir le règne de Dieu, des personnes dont la prière est une prière authentiquement tournée vers Dieu et inspirée par Dieu. Il s'agit là d'un changement de regard assez radical. On s'était demandé avec François Bousquet s'il n'était pas opportun, vingt ans après Assise, de tenter quelque chose pour commémorer l'événement. On a demandé à des représentants de différentes traditions religieuses ou des gens qui travaillent avec ces traditions religieuses de faire le point. Où en est aujourd'hui la rencontre entre l'islam et le christianisme, entre le bouddhisme et le christianisme, entre l'hindouisme et le christianisme ? Et puis où en est la réflexion chrétienne sur les religions ? C'était le but de cet ouvrage-là O. M.: Si aujourd'hui, vous deviez faire un bilan sur les efforts qui sont faits de part et d'autre pour rapprocher chrétiens et musulmans, que diriez-vous ? L.P.H.: Si on considère l'histoire des relations entre chrétiens et musulmans, je dirai que nous vivons un siècle très intéressant. Il est vrai qu'il y a toujours des tensions, un malaise, des peurs, des polémiques stériles qui sont un peu les mêmes depuis des siècles qui visent à essayer de «démonter» la logique de l'autre pour montrer la véracité de la nôtre, mais tout cela n'a jamais été rien construit, c'est un discours qui se reproduit sans arrêt et ne fait que conforter le polémiste dans sa propre logique et ça ne parvient pas à convaincre l'autre. En revanche, je crois que surtout en France, nous nous trouvons dans une situation où on peut enfin parler à égalité entre chrétiens et musulmans, c'est-à-dire que, sur le plan politique, il n'y a pas de statut différent. Il y a des chrétiens et des musulmans de même condition sociale, qui ont le même enracinement social et qui, du coup, peuvent parler simplement de ce qu'ils vivent et de ce qu'ils croient sans avoir les moyens de faire pression sur l'autre de manière inéquitable. Je considère qu'il y a actuellement des conditions pour que puisse s'établir un vrai dialogue qui s'est rarement rencontré dans l'histoire. En outre, je pense que, depuis cinquante ans, il y a une multiplicité de rencontres islamo-chrétiennes un peu partout dans le monde. C'est peu de chose, mais qu'une faculté catholique organise régulièrement des rencontres islamo-chrétiennes, qu'elle propose par exemple chaque année un débat est un signe encourageant. Le thème du débat cette année est «Les femmes et les religions». Dans le cadre de ce débat, deux intervenantes musulmanes ont été invitées à s'exprimer sur ce thème-là. L'année dernière, ce fut la question de la souffrance qui faisait l'objet de la discussion, l'année précédente, le débat portait sur «Qui est Dieu au regard des religions ?» et «Qui est l'homme au regard des religions ?». Le nombre d'initiatives où nous apprenons, les uns et les autres, à nous écouter simplement et nous connaître, sans vouloir porter un jugement. Cela est considérable au niveau mondial et pour moi, cela constitue une nouveauté. Même si l'on parle et médiatise plus ce qui fâche que ce qui est positivement construit, la réalité de ce qui se construit existe. Je considère qu'il n'y a jamais eu autant de rencontres islamo-chrétiennes à travers le monde pour tenter de construire des choses. Les attentats du World Trade Center ont provoqué des débats interreligieux et ça c'est intéressant. Certains groupes se sont dits : «Après ces tragiques événements, il faut construire la paix». Ces groupes ont collaboré dans l'intention explicite de mieux se comprendre. Dans ces groupes, on avance pour essayer de se découvrir mutuellement, convaincus que Dieu est plus grand, que tout ce qu'on peut imaginer et percevoir et qu'on ne peut que s'enrichir en vivant un vrai partage avec l'autre. Evidemment, la tentation existe toujours dans ces groupes de s'arrêter aux points qui rassemblent, aux points communs, où l'accord se réalise, ce qui est déjà pas mal, mais en même temps, l'idéal serait de parvenir à construire une société où l'on puisse s'enrichir de l'autre dans sa différence. Je crois que cela est fondamental. O. M.: «Pensez-vous que l'école, l'université, les institutions culturelles ont un rôle à jouer pour faire tomber les peurs ? Je vous pose cette question parce qu'on dit communément que les adolescents, les étudiants ont peu de culture religieuse, ni chrétienne ni musulmane. L.P.H.: Je pense que les institutions scolaires et culturelles ont un rôle important à jouer. Touchant le problème de l'insuffisance de culture religieuse, je dirai que c'est un problème sérieux et réel, qui est lié à l'histoire de France, surtout aux circonstances qui ont entouré ou présidé à la séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905. Cette loi a confiné la question religieuse à la sphère du privé. Par voie de conséquence, tout ce qui est religieux doit être traité de manière privée, considéré hors du domaine public. Je crois que c'est une erreur fondamentale, surtout dans une société qui est une société pluriculturelle et pluri-religieuse dans laquelle nous vivons actuellement. Dans les années 1960 et dans la période de la reconstruction de l'après-guerre (après 1945), la question religieuse se posait beaucoup moins, mais aujourd'hui, elle se pose de manière plus aiguë. Je crois qu'on ne collabore pas beaucoup à construire une société si on n'aide pas les jeunes à prendre en compte cette altérité religieuse. Par exemple, c'est une des raisons pour lesquelles la plupart des religieux qui avaient été consultés dans le rapport Stasi, rapport qui avait été mis en place avant la loi interdisant le port du voile à l'école, la plupart des religieux (catholiques, protestants, orthodoxes, musulmans, bouddhistes, hindouistes) tous les représentants des religions étaient contre une loi alors que la plupart des représentants des établissements scolaires (chefs d'établissement, enseignants) y étaient favorables. Parce que les chefs d'établissement ne savent pas gérer cette réalité, parce que le religieux, ayant été relégué dans la sphère du privé, ils ne disposent pas des moyens humains, des savoirs pour gérer cette diversité religieuse et la prendre en compte alors qu'elle est constitutive de la vie des gens. Dans les familles, les gens en parlent dès leur enfance et on voit qu'elle marque les esprits. Pourquoi les religieux étaient contre une loi ? Parce qu'ils estiment que la question religieuse marque les individus dans leur identité depuis leur enfance, qu'on le veuille ou non, à des degrés différents, bien entendu, suivant les familles et, du coup, ne pas répondre à cette question-là, ne pas prendre en compte la diversité religieuse et la question religieuse quand elle se pose, c'est au fond abdiquer face à une responsabilité de construire l'homme dans la société d'aujourd'hui. Or c'est bien le but de l'éducation, cela et donc je crois que c'est très dommageable que les écoles et les institutions publiques aient fait le choix de ne pas parler des religions. Il y a eu quand même une prise de conscience de cette réalité. Le rapport Debré invite à la prise en compte du fait religieux, à l'enseignement du fait religieux. Mais il se trouve que c'est très difficile à mettre en place, parce que les enseignants qui doivent en traiter sont souvent des professeurs d'histoire ou les professeurs de français et ils ne savent pas comment en parler. D'autre part, les manuels scolaires qui évoquent les religions en classe de quatrième ou en cinquième les évoquent surtout comme des choses ou des faits du passé, où civilisation et religion sont souvent confondues, et du coup, cela entraîne une somme de confusions et là surgit un paradoxe. Ce qui est un peu paradoxal, c'est que c'est le programme scolaire de l'Etat français qui fait la confusion entre Etat et religion en mélangeant civilisation et religion et en présentant par exemple la naissance de l'islam à partir de 610 après J.-C., puis la montée de l'islam puis la décroissance de l'islam à la fin de l'époque médiévale, là on est dans la civilisation. Et puis parallèlement, on place les cinq piliers de l'islam dans la religion, on met quelques passages du Coran avec de préférence des «versets choc», parfois des formules guerrières, et puis on a résumé l'essence de l'islam. On se demande comment quelqu'un qui en prendrait connaissance, si cela reste sa seule référence, pourrait faire la distinction entre islam civilisation et islam religion. De ce point de vue, on ne peut pas dire que les programmes scolaires aident à prendre en compte le fait religieux dans la mentalité des personnes et ça c'est très embêtant. Il y a toute une réflexion dans l'école privée sur ces questions-là et là il y a toute la panoplie des positions. Il y a quelques écoles musulmanes sous contrat avec l'Etat qui se mettent en place, et puis dans les écoles catholiques sous contrat qui forment la grosse majorité des écoles sous contrat. Je pense qu'un certain nombre d'écoles catholiques où les élèves musulmans constituent une bonne partie des élèves ont accepté de prendre en compte cette diversité et par exemple au moment où il y a la catéchèse pour les enfants chrétiens, il y a un temps de culture religieuse pour les enfants musulmans. On essaie, et cela dépend beaucoup des chefs d'établissement, de faire travailler les élèves en prenant en compte la diversité comme étant une richesse, ce qui n'est pas toujours évident. O. M.: Ces efforts qui sont faits de part et d'autre, ces rencontres, ces séminaires, ces discussions peuvent-ils à moyen ou long terme apaiser les craintes et puis modifier l'image que les Occidentaux de culture ou de confession chrétienne ont des musulmans et inversement, changer l'image que les musulmans des Occidentaux souvent vus comme des croisés en puissance ? Est-ce que vous êtes optimiste ? L.P.H.: Je suis optimiste, mais simplement je ne pense pas que les choses se feront nécessairement d'une manière très rapide. Ce qui me rend optimiste, c'est ceci que l'on crée malgré tout un précédent, on crée les conditions, on dispose de textes, de références. Celui qui veut construire quelque chose, que ce soit du côté musulman ou chrétien, celui qui veut nouer des relations fraternelles, il a largement sur quoi s'appuyer, il a des textes, des références, des gens qui ont pensé cette différence, etc. Et tout le monde y a accès en cherchant sur Internet. On a aussi la possibilité de connaître l'autre d'une manière qui ne nous était pas accessible jusqu'à présent, la possibilité de prendre des cours, les chrétiens ont la possibilité de connaître l'islam, les musulmans ont la possibilité de connaître les chrétiens, on est loin d'avoir atteint ce résultat, mais au moins les conditions de possibilité existent. Après, il faut considérer que la société française vit une époque de crise et elle est tentée par un repli identitaire, elle est dans une recherche identitaire, et celle-ci est quand même largement liée à une espèce de pulvérisation des frontières classiques qui séparaient les peuples, les cultures et les religions. On vit dans un monde pluri-religieux, pluriculturel, et donc nécessairement, on a besoin de savoir qui on est, de se distinguer. Tout se passe comme si un nouvel équilibre se forgeait? O. M.: Qui se forge dans la douleur et l'espérance ? L.P.H.: Dans la douleur pour certains, dans l'espérance pour d'autres. A mes yeux, un vrai signe d'espérance en France, c'est le nombre de couples islamo-chrétiens, pas forcément faisant confession de christianisme et d'islam, mais des couples qui tissent leur histoire dans une sorte d'interculturalité. Cela rend évident le fait que chrétiens et musulmans peuvent vivre ensemble, peuvent construire un vécu commun. Cela constitue à mes yeux un signe fort. Après, il y a des phénomènes de génération. Je dirais que les phénomènes migratoires sont en fin de compte assez rapides, donc d'une génération à l'autre, cela ne fait qu'une génération que le regroupement familial est terminé. Il a été, après le choc initial, assez bien assimilé si bien qu'on ne voit pas une différence radicale dans les modes de vie d'un musulman et un chrétien et c'est justement pour cela qu'on a besoin parfois de marquer les différences. Dans vingt ans, la question migratoire se posera très différemment et l'étranger, ce ne sera plus le maghrébin d'origine, ça sera peut-être l'asiatique ou l'africain subsaharien et dans ce cas-là, il semblera normal à des Français d'origine maghrébine et des Français d'autres origines ou de souche, de penser de concert qu'il est difficile d'accepter l'autre, le nouveau venu. Je ne suis pas pessimiste, parce que je crois que la migration est une richesse. Un pays qui est renfermé sur lui-même est un pays qui s'éteint et la migration est difficile à vivre parce qu'elle oblige à s'interroger, à nous remettre en cause, mais c'est cela qui constitue la richesse. * Propos recueillis |
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