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Algéries, Algérie

par Brahim Senouci

Comment dire le paradoxe de l'Algérie, ce pays encombré de son immensité géographique qui détonne tous les jours avec le désir de petitesse qui taraude les Algériens, ce pays qui déploie son infinie diversité sous les caméras aéroportées et le regard émerveillé d'un réalisateur étranger quand les siens ne rêvent que d'une bienheureuse uniformité ?

Un peuple qui en aurait pris la mesure aurait suscité des vocations de spéléologues, de chercheurs d'or, de plongeurs sous-marins, d'herboristes, de skieurs émérites, de varappeurs? Des milliers de jeunes aventuriers se seraient lancés à la découverte de ses gravures pariétales, auraient exploré les richesses de ses abysses, de ses forêts, le mystère des couleurs changeantes de ses dunes.

Notre peuple n'en a pas pris la mesure. Il ressent un sentiment de frayeur devant cette immensité qui l'oppresse au lieu de l'enthousiasmer. Les Algériens vont volontiers se dorer sur les plages tunisiennes ou espagnoles à l'abri des regards inquisiteurs de la société, faire du shopping à Istanbul, « laver leurs os » en Terre Sainte, mais ils ignorent tout, ou presque, de leur pays. Ils n'en connaissent que les lieux qui les ont vus naître et qu'ils aspirent à ne jamais quitter.

L'absence d'une stratégie d'aménagement du territoire, de brassage des populations, de mobilité du corps des fonctionnaires, a contribué à l'immobilisme généralisé. La prolifération des centres universitaires a permis à de nombreux jeunes de faire carrière dans l'enseignement supérieur, de devenir professeurs d'université, sans jamais quitter le cocon de la famille et du quartier. Par quel miracle acquerraient-ils l'esprit d'ouverture, la liberté de ton, l'absence de préjugés, la curiosité, caractères inhérents au métier de professeur et de chercheur ? Quelle alchimie ferait de ces êtres enkystés leur vie durant dans la réalité d'une société fermée, des personnages capables d'imaginer que d'autres formes de vie, d'autres cultures, d'autres façons de croire, peuvent exister ailleurs, en Algérie même ? Mieux encore, comment seraient-ils capables d'endosser ces différences, se les approprier, élargir le « petit » roman national construit à partir du quartier de leur enfance pour les y intégrer ?

« C'est un trop petit pays pour un si grand malheur ! », s'exclamait un personnage de théâtre qui apprenait que le minuscule, le paisible Danemark risquait d'être envahi par l'Allemagne nazie. On pourrait paraphraser cette citation en se demandant si l'Algérie n'est pas un trop grand pays pour que son peuple puisse s'autoriser la facilité de la petitesse !

En tout cas, hélas, les drames qu'il a connus sont à sa mesure, la colonisation et ses millions de morts, la décennie noire et ses dizaines, voire ses centaines de milliers de victimes. Peut-être est-ce l'immensité de ces tragédies qui empêche notre peuple de se sentir à la hauteur de son pays, qui l'empêche de l'habiter vraiment et le pousse à s'y comporter comme une sorte d'indu-occupant peu soigneux. La sortie de la parenthèse coloniale, même si elle s'est traduite par l'indépendance politique, n'a pas été une réappropriation par les indigènes de leur territoire. Les villas coloniales ont été investies comme des butins de guerre, tout comme les fiers immeubles haussmanniens. Ces édifices défraîchis sont ancrés dans le paysage et portent un autre récit, une autre histoire, ceux d'une épopée européenne dans laquelle nous campions les rôles des faibles, des gêneurs, des importuns, de ceux qui insultent l'harmonie des paysages urbains. Nous n'avons pas été prévenus du changement intervenu dans la pièce et nous avons continué inconsciemment de tenir nos rôles tels que les avaient définis nos anciens maîtres? Les nouveaux, il est vrai, n'ont pas fait grand-chose pour nous aider à nous défaire de nos habitudes. La première consigne qu'ils nous ont donnée était de garder le silence et la soumission au pouvoir qui se chargeait de faire notre bonheur sans avoir besoin le moins du monde de notre concours?

Il nous faut redécouvrir, réinvestir notre pays. Il nous faut l'explorer, partir à la rencontre de nos compatriotes lointains, trouver ce que nous avons déjà en partage, et ce que nous avons de nouveau à partager. Nous devons nous réinventer en communauté nationale, une communauté qui n'est pas constituée d'acteurs identiques, interchangeables, mais divers, pluriels. Nous devons écrire notre roman national, celui de toutes nos Algéries, celle des Mozabites, des Touareg, des Berbères, des Arabes, des Chaouis, des Ch'ambas, parce que toutes ces Algéries ont contribué à façonner notre patrie, l'Algérie. C'est cette Algérie, « vue du ciel », que nous avons découverte avec ravissement à l'occasion de la retransmission télévisée du documentaire de Yan-Artus Bertrand.

Pour en être dignes, nous devons nous élever à sa hauteur et accepter de porter la lourde exigence de grandeur que requiert de nous ce pays hors normes. Nous ne pouvons garantir sa sécurité en essayant de lui imposer un conformisme illusoire. Il nous faut composer avec ses différences et les prendre comme autant d'atouts. Il nous faut retrouver le mouvement, la tension vers l'universel. C'est par le mouvement en effet que nous accéderons enfin à une citoyenneté pleine et entière, construite, non sur l'ethnie ou la religion, mais sur le désir partagé de répondre ensemble au défi du développement de ce pays dont le destin ne peut être que celui de la grandeur.