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Une
journée d'étude sur le thème des «disparus de la guerre d'Algérie du fait des
forces de l'ordre françaises : vérité et justice» a eu lieu, ce vendredi 20
septembre à Paris, au siège de l'Assemblée nationale française. Elle a été
organisée par les associations françaises «Maurice Audin»
et «Histoire coloniale et postcoloniale».
Ont pris la parole au cours de cette journée d'étude une vingtaine d'intervenants : MM et Mmes Jean-Pierre Raoult, membre de la Commission consultative française des droits de l'homme, le député Stéphane Pieu, les historiens Benjamin Stora, Gilles Manceron et Fabrice Riceputi, Alain Ruscio, Gilles Morin, Emmanuel Blanchard, Sylvie Thenault et Malika Rahal, l'universitaire Amar Mohand Amer du Crasc-Oran, l'éditeur François Gèze, les juristes Arlette Heymann-Doat, Catherine Teitgen-Colly, Emmanuel Decaux et Isabelle Fouchard, les archivistes Caroline Piketty et Françoise Banat-Berger, le responsable de la recherche historique auprès du CICR-Genève, Daniel Palmien, les journalistes Slimane Zeghidour, Chloé Leprince et Florence Beaugé, maître Henri Leclerc, président honoraire de la Ligue française des droits de l'homme, Samia Semdani, une fille de moudjahid (qui est venue spécialement de Bruxelles) et le fils du regretté Maurice Audin, le mathématicien Pierre Audin. A cette occasion, ce dernier a bien voulu répondre aux questions du Quotidien d'Oran. (Pierre Audin, qui en témoignage de solidarité avec le peuple algérien, porte, depuis le 22 février dernier, jour de naissance du Hirak, un badge avec le drapeau algérien accroché au col de sa veste. «Il n'y a que la veste qui change» dit-il, en souriant. Le Quotidien d'Oran : Votre père, Maurice Audin, mathématicien et militant communiste, a «disparu» à l'âge de 25 ans, à la suite de son arrestation à Alger, le 11 juin 1957, par des parachutistes de l'armée coloniale. Son corps n'a jamais été retrouvé. Aujourd'hui, c'est un fait incontestable qu'il a été tué pendant son interrogatoire. Mais cette vérité a longtemps été niée par l'État français qui soutenait qu'il s'était évadé. En 2013, le sinistre général Aussaresses a avoué avoir donné l'ordre de tuer votre père pour faire croire à un meurtre commis par des Algériens. Comment votre famille, votre mère et vous-même, avez-vous vécu avec ce lourd fardeau, cette grande blessure qui a dû impacter énormément votre vie, infléchir votre destin? Pierre Audin: Lorsque mon père a été arrêté j'avais un peu plus d'un mois, autant dire que je ne l'ai pas connu. Cependant l'essentiel de la vérité était connu quelques mois après sa disparition, grâce au travail mené par l'historien Pierre Vidal-Naquet et grâce à l'action du comité Maurice Audin qu'il avait constitué avec le mathématicien Laurent Schwartz et plusieurs autres intellectuels français. Dès cette période, le gouvernement, la justice, la police et l'armée ont menti et se sont embrouillés dans leurs mensonges jusqu'à ce que les accords d'Evian leur permettent de s'amnistier eux-mêmes. Et dès cette période, ma mère a mené la bataille : d'abord devant les tribunaux pour connaitre la vérité sur la mort de son mari et aussi devant l'opinion publique pour dénoncer ce qu'était la répression contre les militants de l'indépendance. Mon père est un symbole, mais une victime parmi des milliers d'Algériens qui ont subi le système mis en place par la France à l'époque : arrestations arbitraires, tortures, exécutions sommaires. Pour moi c'est une expérience bizarre : j'ai toujours su que j'étais le fils d'un héros, mais ce héros était en noir et blanc, il ne bougeait pas, il ne parlait pas, il avait toujours le même âge, le même sourire. Ces quelques photos de ce beau jeune homme ont certainement participé à convaincre une partie de l'opinion publique de l'ignominie de la répression menée par l'armée française en Algérie. En face, l'ex-commandant O, devenu général Aussaresses, spécialiste de la torture ? il a été envoyé jusqu'en Amérique du Sud pour former les militaires locaux ? et menteur professionnel, glorifiait dans la presse son passé de militaire au service de l'armée française. Il a donné un grand nombre de versions de la mort de Maurice Audin. Est-ce que la vérité était l'une de ces versions ? Il n'y a rien de moins sûr. Q.O.: Le 13 septembre 2018, le président Emmanuel Macron, lors d'une visite rendue à votre mère (aujourd'hui disparue) a reconnu officiellement la responsabilité de l'État français dans l'assassinat de votre père, le regretté Maurice Audin. A cette occasion, il a souhaité que «toutes les archives de l'Etat français qui concernent les disparus de la guerre d'Algérie puissent être librement consultées et qu'une dérogation générale soit instituée en ce sens». Êtes-vous satisfait par cette déclaration du président Macron et pensez-vous qu'elle va mettre un point final à cet épisode infâme de la guerre d'Algérie ? P.A.: Cette déclaration est le résultat de la bataille de ma mère, les termes en ont été négociés avec la présidence de la République jusqu'au texte définitif que le président est venu remettre en mains propres à ma mère. Ce texte lui a donné satisfaction car il reconnait officiellement que le système mis en place par l'Etat français n'avait qu'un objectif, terroriser la population. La torture ne servait pas à déjouer des attentats mais à empêcher les Algériens de rejoindre la lutte pour l'Indépendance. Mon père a été une victime parmi les milliers de victimes de ce système. Concernant l'ouverture des archives, la déclaration promet une dérogation générale. Celle-ci prend du temps à venir. Pour le moment, un seul texte, qui ne concerne que Maurice Audin, vient dêtre publié. En plus, le président français ne se contentait pas de cette dérogation, il libérait la parole des témoins en leur demandant de dire ce qu'ils savent et il appelait à ce que les archives privées soient versées aux Archives Nationales. C'est bien tard, mais cela permettra aux historiens de poursuivre leur travail : si on ne connaîtra sans doute jamais dans tous ses détails la vérité sur Maurice Audin, il y a certainement beaucoup de victimes dont on pourra trouver des traces dans ces archives. Q.O.: Le combat que votre mère et vous-même avez mené, durant toutes ces années, ne s'arrêtait pas uniquement au cas de votre père mais il concernait toutes les victimes des crimes de l'armée coloniale en Algérie, qu'il s'agisse de Français ou d'Algériens? P.A.: Effectivement, le comité Audin s'est aussi élevé contre les tortures qu'ont eu à subir les membres de l'OAS. Mais il faut bien dire que les victimes du camp colonial ont été largement médiatisées, indemnisées et honorées par l'Etat français. La vraie question concerne donc bien la mise en œuvre de ce système répressif généralisé. Le 14 septembre 2018, ma mère était ovationnée à la fête de l'Humanité pour son combat pour toutes les victimes dont Maurice Audin était un symbole. Elle était satisfaite de cette victoire même si elle se désespérait de ne pas savoir la vérité précisément pour son mari. Q.O.: Avez-vous eu l'occasion de retourner en Algérie, ces dernières années ? L'Algérie, pour vous, ne doit pas être un pays réellement «étranger»? P.A.: L'Algérie est un pays compliqué. A l'Indépendance ma mère a dû se battre pour avoir la nationalité algérienne : elle n'était pas musulmane et elle a finalement eu la nationalité algérienne par un décret du 4 juillet 1963 où quelques autres militants communistes non musulmans obtenaient aussi la nationalité algérienne. Mais c'était bien compliqué de vivre dans l'Algérie pour laquelle elle s'est battue, pour laquelle Maurice Audin s'est battu. Le coup d'Etat de Boumediène l'a décidée à partir pour aller vivre en France. Je suis son fils, je suis un Algérien. J'aurais dû grandir en Algérie, ça n'a pas été le cas. Oui, j'y reviens régulièrement depuis une dizaine d'années, pour travailler avec les Algériens, pour la diffusion de la culture scientifique, avec l'aide de la Direction générale de la recherche (DG-RSDT). Il y a beaucoup à faire pour la culture en Algérie, et les jeunes Algériennes et Algériens sont formidables : ils veulent s'investir et participer à la construction de leur pays, ils sont fiers de leur pays (pas seulement pour le foot), mais ils veulent aussi profiter de ces avancées pour avoir une vie meilleure. C'est passionnant et enthousiasmant de travailler avec eux, à leurs côtés. Un mathématicien français, Gérard Tronel, a eu une idée géniale : créer un prix, le Prix Maurice Audin, qui récompense deux mathématiciens, qui travaillent l'un en France, l'autre en Algérie. Le Prix favorise la collaboration entre chercheurs en permettant à chacun des lauréats d'aller dans l'autre pays y rencontrer des collègues, leur présenter ses travaux. C'est une façon intelligente de regarder vers l'avenir en créant ainsi une passerelle entre les mathématiciens des deux pays. C'est encore un beau symbole d'amitié entre les deux peuples, autour du nom de Maurice Audin, même si les gouvernements sont à la traine. Q.O.: Que pensez-vous des évènements actuels dans mon pays ? P.A.: Dans notre pays ? La grande majorité des Algériens, ce sont les jeunes. Le système actuel les empêche de développer leurs capacités, de réaliser leurs projets. J'ai effectivement l'impression que la Révolution algérienne a été confisquée et que vendredi après vendredi, mardi après mardi, les Algériens ont repris le chemin de la Révolution. Les Algériens veulent prendre en main la destinée de leur pays, celui dont ils rêvent et qu'ils veulent contruire ensemble, pas celui des ministres, du président, de la police, de l'armée. Leurs rêves immenses tiennent sur des petits post-it affichés à la place Audin. Pourquoi empêcher les Algériens de manifester à Alger ? Pourquoi arrêter les manifestants sur la place Audin ? Maurice Audin était dans le camp du peuple. Lui aussi rêvait et se battait pour une Algérie qui est celle pour laquelle les Algériens marchent depuis le 22 février. Ma mère est décédée quelques jours avant ce grand mouvement. Je regrette qu'elle n'ait pas su que le peuple allait reprendre la lutte pour l'avenir de son pays. |
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