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L'autonomie du politique, un obstacle au redressement économique ?

par Samir Bellal*

Le redressement économique de notre pays est un projet dont la réalisation passe par l'intervention de l'Etat. Comme ce projet ne peut être qu'une réforme systémique et structurelle de l'ensemble des rouages de l'économie, des arbitrages politiques profonds sont nécessaires. Cependant, les faits montrent que, souvent, l'autonomie que se procure le politique se révèle davantage comme source de blocage à tout changement. Dans une de ses contributions consacrées à la situation économique en Algérie, l'économiste Ahmed Dahmani1 écrivait déjà : « L'obstacle premier au redressement économiques du pays réside dans le facteur politique : en s'émancipant des contraintes liées à la dynamique économique conflictuelle qui anime la société civile, le politique a fini par s'autonomiser lui-même, donnant ainsi naissance à des pratiques qui, loin de favoriser la création des richesses, s'érigent en véritable facteur de blocage, inhibant toute entreprise ».

Bien qu'il ait fréquemment inscrit, à l'instar de beaucoup d'autres analystes, ses interventions dans la thématique récurrente de « la transition à l'économie de marché », A. Dahmani nous offre là une lecture qui présente l'intérêt particulier de s'inscrire en faux contre le discours qui prône, au nom de cette transition, le retrait de l'Etat de la sphère économique.

Le caractère rentier de notre économie ? on ne le soulignera jamais assez ? impose en effet le besoin de formuler la problématique de transition économique et sociale dans le pays en des termes nécessairement spécifiques, aussi bien du point de vue de son contenu que de ses objectifs.    D'aucuns considèrent aujourd'hui que l'économie algérienne, dans ses configurations successives, « étatiste » ou « libérale », se reconnaît davantage dans une problématique de passage à une économie productive. L'enjeu essentiel est, en effet, de favoriser la création, à l'intérieur de la collectivité nationale, d'un surplus autre que minier, et cela ne peut résulter que d'un compromis « institutionnel » approprié, dont la configuration dépend grandement de l'action de l'Etat.

L'Etat est, ici, reconnu au regard essentiellement de sa capacité à définir et mettre en œuvre des politiques économiques. Mais dès lors que l'on reconnaît au politique une certaine autonomie, a fortiori dans le contexte d'un régime rentier d'accumulation, on peut considérer comme politiquement tout à fait possible l'éventualité que l'Etat joue le rôle de promoteur d'une modalité nationale spécifique d'intégration dans l'économie mondiale.

Historiquement, l'Etat algérien a fait montre d'une telle capacité politique, même si le projet mis en œuvre, parce que construit à l'abri et à l'encontre des lois du marché, a débouché sur une impasse. Dans le nouveau contexte international, caractérisé par l'approfondissement des relations économiques internationales, beaucoup considèrent qu'une telle entreprise est des plus ardues, pour ne pas dire vaine. La mondialisation est souvent présentée, à cet égard, comme un facteur inhibant toute tentative de définition d'une trajectoire nationale autonome.

Qu'en est-il en réalité ? Il semble qu'il faille observer que, souvent, la mondialisation se présente dans les faits comme davantage un discours qui fait l'apologie d'un projet politique dont la concrétisation est, comme pour tout projet, incertaine. Pour beaucoup d'analystes « hétérodoxes », la mondialisation peut être appréhendée comme le discours à travers lequel les groupes sociaux et économiques qui tirent profit du processus d'ouverture et de libéralisation externes tentent d'obtenir auprès des gouvernements et des Etats des révisions à leur profit de la législation économique relative au travail, à la fiscalité, à la concurrence ... bref des arrangements institutionnels domestiques favorables à la sauvegarde de leurs intérêts de groupes. De ce point de vue, la globalisation apparaît, paradoxalement, avant tout comme une affaire domestique.

Par ailleurs, l'expérience des trois dernières décennies montre que, loin de conduire à la généralisation d'un modèle unique de capitalisme, l'approfondissement des relations économiques internationales suscite un raffermissement des compromis institutionnels nationaux (et donc, une accentuation des spécificités nationales).

Ce raffermissement des compromis institutionnels nationaux, qui se manifeste par la coexistence de trajectoires nationales contrastées, explique sans doute pourquoi la mondialisation n'a pas entraîné la synchronisation des conjonctures macroéconomiques, comme le prévoyaient les économistes et financiers acquis à l'idée que, désormais, l'accumulation opère à l'échelle mondiale. La crise financière de 2008 en est une illustration parfaite puisque, au moment où la croissance battait de l'aile dans toutes les économies occidentales, la Chine et certains pays dits émergents continuaient d'enregistrer des taux de croissance fort enviables.

Face aux contraintes posées par la mondialisation, l'éventail de choix politiques de l'Etat demeure très étendu, d'autant plus que, contrairement aux enseignements de la théorie orthodoxe du commerce international, les relations internationales ne se réduisent pas à des rapports marchands mais font souvent intervenir de façon décisive des négociations d'Etat à Etat. A l'instar notamment de la Monnaie et du Budget, presque toutes les composantes de l'insertion internationale d'un pays font en effet l'objet d'arbitrages politiques.

Outre le poids du contexte extérieur, habituellement désigné par le terme de « mondialisation » ou « globalisation », des considérations internes sont évoqués pour étayer la thèse qui rend problématique la possibilité pour l'Etat de promouvoir une modalité nationale spécifique d'intégration dans l'économie mondiale.

Ainsi, pour certains, la politique économique de l'Etat se heurte à la difficulté de concilier les intérêts des différentes catégories sociales. « La politique économique, écrit F. Yachir, n'est en effet ni un concentré de connaissance pure, ni l'exécution d'une rationalité abstraite. Elle effectue des arbitrages entre des demandes sociales conflictuelles, entre des configurations d'intérêts multiples et divergentes. Elle est marquée par l'empreinte de positions sociales déterminées par le système économique et politique ». C'est là un aspect important du préalable politique à un changement économique fécond, c'est-à-dire producteur d'une configuration institutionnelle favorisant le développement des activités productives au détriment des activités de captage de rentes. Selon cette approche, tant que les couches sociales dont l'intérêt se confond avec celui des politiques économiques antérieures détiennent le pouvoir de la décision politique, il n'est guère vraisemblable que le changement ait lieu. En Algérie, on peut considérer que la meilleure illustration d'une telle impossibilité est le maintien et l'entretien d'un secteur public marchand moribond, sans cesse agonisant, et cumulant déficits sur déficits. En effet, l'entreprise publique est, de tous les champs de l'activité économique et sociale, le lieu où le changement a été le moins significatif. Mais s'il en est ainsi, c'est sans doute parce que, comme le souligne L. Addi, l'entreprise publique est avant tout un élément essentiel de la stratégie politique, un élément chargé de satisfaire des demandes politiques.

Peut-on affirmer pour autant, selon une thèse répandue, que la trajectoire économique des deux dernières décennies, qui a débouché sur la concentration du pouvoir économique entre les mains d'une couche de privilégiés, a eu pour résultat de subordonner le pouvoir politique au pouvoir économique de cette même couche de privilégiés ? Selon cette affirmation, la concentration du pouvoir économique rend illusoire toute possibilité d'autonomisation du pouvoir politique à l'égard du pouvoir économique émergent. L'avènement du mouvement populaire du 22 février et les conséquences politico économiques qui en ont découlé apportent aujourd'hui un démenti cinglant à cette affirmation. Le traitement politico-judiciaire réservé aux dérives prêtées aux « oligarques » les plus en vue politiquement montre clairement que le pouvoir économique continue de subir l'omniprésence du pouvoir politique, et que le premier ne peut se développer et s'épanouir que sous la bénédiction et le soutien du second. Sans la protection et l'appui du pouvoir politique, il n'y a point de pouvoir économique. A cette situation de soumission effective de l'économique au politique, il y a une raison : le pouvoir économique émergent est intimement lié à la rente qui, elle, est détenue par l'Etat. Ainsi, on peut observer que, souvent, la plupart des grands groupes privés (par le chiffre d'affaires ou par l'effectif employé) intervient dans des domaines d'activités où la proximité avec le pouvoir politique joue un rôle clé. Il en est particulièrement ainsi des activités liées à l'importation, aux travaux publics et bâtiment, et à l'équipement public en général. Et quand cette présence s'illustre dans le domaine industriel, ce qui est rare, c'est souvent à la suite de largesses accordées sous diverses formes : exonérations fiscales, accès facilité au crédit, au foncier ... etc.

L'expérience économique des ces dernières années suggère que partir de l'autonomie du politique à l'égard de l'économique paraît être une voie de compréhension plus pertinente que celles dont on vient sommairement d'identifier quelques aspects. L'analyse historique des pratiques économiques de l'Etat en Algérie montre en effet que ce dernier est une instance assez largement autonome quant aux compromis institutionnalisés qu'il codifie. Cette autonomie ne signifie pas néanmoins indépendance absolue : elle est relative au processus historique de la différenciation des deux ordres : l'ordre politique et l'ordre économique(2).

Le processus de différenciation entre le politique et l'économique est l'œuvre d'acteurs dont l'action se déploie sur les deux champs, de manières différentes mais pas nécessairement divergentes quant aux conséquences respectives qu'elles engendrent sur la nature de l'articulation entre le politique et l'économique, et partant, sur la dynamique institutionnelle à l'origine du changement (ou de son blocage). Bien que l'identification de ces acteurs soit l'une des difficultés majeures auxquelles se heurte habituellement l'analyse de la dynamique du changement institutionnel, on peut, dans le contexte spécifique de l'Algérie, reconnaître aisément, selon une lecture northienne, les acteurs suivants :

- Au premier plan, on retrouve une hiérarchie militaire plus ou moins restreinte, plus ou moins homogène, dont les contours idéologiques sont pour le moins flous, aux commandes de la société politique et économique via l'Etat ;

- Une technostructure syndicale, formée du syndicat officiel (l'ugta) et de certains syndicats prétendument autonomes. Liée politiquement et/ou financièrement à l'Etat, cette technostructure est censée représenter la société salariale. Dans les faits, seuls les travailleurs du secteur public et de la Fonction publique sont formellement représentés et donc, relativement protégés.

- Une « bourgeoisie » privée, liée aux réseaux politiques, opérant dans les activités d'importation ou dans des activités directement liées aux marchés publics (BTP, Services). Le profil économique de la bourgeoisie privée se limite aux activités de captage de rentes. Le profil industriel est une exception.

- Une technostructure de gestionnaires des entreprises publiques et de l'Administration, liée organiquement et financièrement à l'Etat.

Cette typologie des acteurs n'a fondamentalement pas changé avec le processus d'ouverture économique engagé depuis la fin des années 80.        Cependant, on peut noter que l'indice de prééminence connaît, en apparence, une petite évolution puisque depuis le début des années 90 on assiste à une hégémonie de plus en plus accrue et affirmée, crise politique oblige, de la hiérarchie militaire, la montée des intérêts privés, et surtout l'affaiblissement de la technostructure syndicale. Dès lors, il apparaît clairement que c'est surtout au niveau de la hiérarchie militaire que la délibération politique a lieu. Par conséquent, si changement il doit y avoir, c'est à ce niveau que l'impulsion doit en être donnée. Dans un article au titre très explicite, F. Ghilès3 soulignait déjà l'incapacité de la hiérarchie militaire, durant la décennie 90, à définir les contours d'un nouveau compromis institutionnel. La persistance du statut quo depuis la fin des années 90 est révélatrice de cette incapacité à concevoir un substitut à ce que Lahouari Addi appelait, dans « L'impasse du populisme », le « compromis tacite global régulateur », compromis qui caractérise la trajectoire économique des années 70 et 80 et sur lequel était fondé le modèle rentier d'accumulation. Défini à l'origine en ces termes : discipline relâchée à l'intérieur de l'usine - contrôle politique à l'extérieur, le compromis en question semble s'être réduit, à la faveur de l'ouverture tous azimuts qui a ôté à l'usine sa raison d'être, au second terme.

Toutes ces considérations nous conduisent donc à mettre en avant le rôle du politique dans le changement économique et social. L'idée à admettre consiste à considérer que, par-delà la diversité des trajectoires nationales que l'on peut observer ailleurs, c'est surtout dans les traits dominants spécifiques de l'Histoire de l'Etat et de son rapport à la société civile que réside la source de l'orientation prise par la trajectoire économique nationale depuis l'indépendance.

De ce point de vue, l'Algérie ne semble pas, en particulier depuis le lancement du plan d'ajustement structurel dans les années 90, avoir élaboré de programmation véritable de son développement économique, la période des années 70 ayant été porteuse d'un projet, avec les résultats que l'on sait. L'absence de projet explique pourquoi l'ouverture au marché mondial s'est faite sans accrocs, presque « naturellement ».

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la réussite de la transition institutionnelle nécessite donc l'intervention de l'Etat. La libéralisation incontrôlée des deux dernières décennies n'a fait qu'enfoncer encore davantage le pays dans sa dépendance vis-à-vis des hydrocarbures. Pour qu'elle ait une chance de mettre fin à cette dépendance, l'intervention de l'Etat doit, cela va sans dire, prendre des formes différentes de celles auxquelles celui-ci s'est adonné durant les années 70 et 80. Ainsi, s'il est aujourd'hui admis qu'on ne peut commander au système des prix qu'en lui obéissant, on ne peut réduire l'intervention de l'Etat à une obéissance aveugle et naïve aux lois du marché. Pour ne retenir que cet exemple, il est évident que la question du taux de change de la monnaie nationale requiert, dans le cas du régime rentier d'accumulation, une intervention particulière de l'Etat, qui nécessairement doit aller à l'encontre de ce que prône le discours libéral ambiant4. Il en est également de même pour la gestion de la Monnaie, du Budget, et des autres domaines de la régulation, celle-ci devant, dans tous les cas, opérer dans le respect du principe de complémentarité qui lie les régulations partielles(5).

Ces quelques considérations nous permettent de souligner, en guise de conclusion, l'importance de la délibération politique dans la définition d'un changement économique et social. Dans le contexte présent de l'Algérie, poser la question du préalable politique à une transition institutionnelle féconde se justifie dès lors que l'on reconnaît au politique une certaine autonomie, d'où la conclusion que l'Etat est en mesure de jouer le rôle de promoteur d'une modalité nationale spécifique d'intégration dans l'économie mondiale. Encore faut-il que, à son tour, l'exercice du pouvoir politique s'institutionnalise, pas nécessairement dans le sens d'une démocratisation « formelle », ce qui, dans notre cas, ne ferait vraisemblablement que libérer les tentations populistes, nombreuses et diverses, mais surtout dans le sens d'une crédibilisation de l'action politique. Le manque de crédibilité, qui touche aussi bien les institutions politiques en charge des affaires du pays que l'action formelle des acteurs, rend vain et inutile tout discours politique prônant le changement, et plus grave encore, confère aux compromis institutionnels censés favoriser le changement un caractère purement formel.

* Professeur d'Economie ? Université de Tizi-ouzou.

Auteur de « La crise du régime rentier ? Essai sur une Algérie qui stagne », Ed. Frantz-Fanon, 2017.

Notes

1- Auteur de L 'Algérie à l'épreuve - Economie politique des réformes 1980-1997, Ed. Casbah, Alger, 1999.

2- Theret B., 1992, Régimes économiques de l'ordre politique. Esquisse d'une théorie régulationniste des limites de l'Etat, PUF, Paris.

3- Ghilès F., 1998, « L'Armée a-t-elle une politique économique ? Chronique de douze années de compromis incertains », dans Pouvoirs, n° 86, septembre 1998. pp. 85-106.

4- Une illustration en est donnée par l'appel du FMI, en 2008, en faveur d'une réévaluation du dinar.

5- Par principe de complémentarité nous entendons le fait que chaque arrangement dans un domaine de régulation est plus ou moins renforcé dans son existence et son fonctionnement par d'autres arrangements dans d'autres domaines.