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On se trompe du sens !

par Abdellatif Bousenane

Après 70 ans des massacres du 8 mai 1945 qui représentent un tournant décisif dans le processus de la libération du pays, sommes-nous aujourd'hui dans la capacité de comprendre le sens de notre révolution contre le colonisateur et donc de notre indépendance ? Pouvons-nous dépasser ainsi nos petites querelles personnelles et partisanes pour aller au fond du sujet ?

Au delà des massacres, crimes contre l'humanité de la « civilisation » dominante et de nos demandes d'excuses très symboliques, je pense que le vrai sujet dont les glorieux martyrs qui sont tombés ce jour-là seront très malheureux de ne pas l'entendre, car les martyrs ne meurent pas. « Ils sont, au contraire, bien vivants auprès de leur Seigneur qui les comble de Ses faveurs », dit le Coran. C'est si les Algériens peuvent collectivement garder cette indépendance chèrement acquise ?

Néanmoins, pour que nous, Algériens, préservions notre indépendance, il faut que nous comprenions déjà la vérité de notre réalité dans ses profondeurs afin de contourner les dangers qui nous guettent.

LE SENS DU CHEMIN !

D'abord il faut comprendre en effet que notre réalité est très complexe. Formée de plusieurs paramètres et dimensions, la situation de notre pays, comme les autres pays anciennement colonisés, est conditionnée au premier lieu par un déterminisme civilisationnel. Autrement dit, nous appartenons à une civilisation arabo-musulmane décadente depuis maintenant près de 6 siècles et dominée par l'Occident, ce qui a influencé d'une manière négative et très profonde beaucoup de composantes de notre conscience collective et nos habitus individuels. Ainsi, notre manière d'appréhender ce monde d'ici-bas est imprégnée par plusieurs handicapes. À travers les siècles de cette décadence nous avons perdu la rigueur nécessaire qui donne du sens aux dimensions les plus déterminantes pour le développement de n'importe quelle nation. Et nous donnons du sens de ce fait à des dimensions très peu significatives dans cette même évolution. À titre d'exemple dans notre société actuelle on donne un sens extravagant à la superstition du mauvais œil dont une large majorité de la population le considère comme étant la source de leurs échecs et tracas de la vie quotidienne, y compris des cadres universitaires, des enseignants etc. ! Ce qui nous éloigne absolument de la raison et donc de la modernité. Alors on doit donner beaucoup plus de sens au savoir, à la rationalité. C'est comme quelqu'un qui arrive à un carrefour où il se trompe de sens et prend ainsi le mauvais chemin, le chemin des illusions, du brouillard, de l'obscurité. L'homme de la civilisation dominante qui nous a colonisés, mal traités et même exterminés, n'est pas plus intelligent ou plus compétent, il a juste donné le bon sens à sa vie. Si on veut vraiment donner du sens à notre indépendance, il faut rentrer dans un mouvement de rationalisation de nos actions, chacun à son niveau.

Si on arrive à isoler d'une manière subtile tous les aspects civilisationnels qui sont à l'origine de nos malheurs et nos maux sociétaux, on peut au final faire une analyse plus juste et un bon diagnostic à nos maladies. Par conséquent, on peut critiquer, juger ou évaluer la responsabilité de chaque institution étatique, chaque groupe social et même chaque individu selon sa juste action dans son domaine de compétence. Plus concrètement, beaucoup d'Algériens se tournent vers l'État afin de le blâmer pour le moindre fait divers. Alors qu'il y a beaucoup de difficultés qui relèvent de l'esthétique et la finesse d'esprit qui sont de l'ordre de la dimension civilisationnelle. Cette erreur d'analyse rajoute d'autres difficultés lourdes de conséquences à une situation déjà précaire.

Ceci étant dit, les pouvoirs publics ont une responsabilité beaucoup plus grande que le reste de la société, car il est de leur responsabilité de faire des choix stratégiques pour l'avenir de leurs nations. Ils ont la responsabilité du contrôle de l'argent public et de combattre la grande corruption qui touche à l'image de leur pays. Les derniers procès de corruptions nous ont révélé combien l'immoralité dans la vie publique est extrêmement nocive et fait tache noire sur le registre de l'État algérien né grâce aux sacrifices des martyrs du 8-Mai 1945 et la révolution de Novembre 1954.

L'ORIGINE DE LA DISCORDE !

Quand on ne comprend pas la subtilité de cette réalité on ne fait pas forcément la part des choses. On met ainsi sur le dos des autorités publiques tous les aspects négatifs du pays, ce qui mène au désespoir total et à la division dangereuse entre ceux qui considèrent le pouvoir politique comme étant le diable absolu qu'il faut abattre et ceux qui le défendent. En dédouanant donc tous les autres citoyens de leurs responsabilités, nous avons là les prémisses de troubles graves qui mènent souvent à des guerres civiles et à la perte certaine de notre indépendance! Aucun gouvernement de gauche comme de droite, islamiste ou laïc ne pourra faire sortir son pays du sous-développement si une large majorité de la population ne comprendra pas ce constat. Regardons ce qui se passe dans plusieurs pays arabes où on a promis le paradis aux populations après la chute de leurs anciens dirigeants et qui se trouvent finalement dans un enfer monstrueux. Cela n'est pas un discours qui favorise les dictatures et les injustices, au contraire, plus on comprend profondément notre réalité, plus les injustes et les dictateurs auront beaucoup de mal à dominer.

La méthode d'analyse utilisée par beaucoup d'observateurs de la vie publique chez nous consiste à additionner tous les maux et problèmes du pays d'une manière grossière et hors contexte en mélangeant tous les dimensions de notre réalité. Cependant, si on applique la même méthode sur le monde civilisé, à savoir additionner tous les problèmes des pays très puissants, très développés tels que l'Allemagne, la France les USA etc., des affaires de corruptions, le chômage très élevé, la précarité, la pauvreté, les mal logés, les SDF, jusqu'aux problèmes de mœurs des hommes politiques et la liste est très longue, on aperçoit aussitôt que ce n'est pas la bonne méthode pour analyser notre situation.

Il n'est pas raisonnable en fait qu'on accuse tous les dirigeants du pays, en ce qui concerne l'Algérie, de traîtrise ! Et qu'ils veulent détruire le pays ? Cela est surréaliste et très peu crédible. Parce qu'on n'a pas le droit d'avoir cette prétention de dire qu'on est les plus patriotes, les plus fidèles et les autres, ceux qui sont au pouvoir aujourd'hui et qui seront demain dans l'opposition ou ailleurs, sont des traîtres et des vendus ! On peut critiquer, effectivement, leurs choix politiques critiquables, leurs méthodes de travail, leurs discours politiques etc. mais de là à mettre sur le dos du président de la République, à titre d'exemple, tous les malheurs du pays et ne lui accorder de l'autre côté ne serait ce qu'un seul fait positif depuis 16 ans en prétendant que tous les grandes réalisations sont les faits de l'ex- président Liamine Zeroual et le prix du pétrole ! Il y a là une gigantesque perversion.

Afin d'éviter de se tromper d'analyse il faut toujours contextualiser nos difficultés, à savoir les ramener à notre réalité spécifique au pays du tiers-monde sous-développé et renoncer à toute comparaison inadéquate avec les puissances de la civilisation dominante.

Comprendre la complexité de notre réalité c'est se libérer des geôles de la haine, de l'idéologie extrême, pour donner un sens aux vraies notions du progrès telles que la rationalité, l'intelligence et le temps et donner un horizon beaucoup plus clair, grand et ouvert aux débats d'idées, à l'échange constructif, au vivre ensemble. Bref, à la liberté de conscience.