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Le rêve brisé de la construction du grand Maghreb

par Hocine Snoussi

L'unité du grand Maghreb n'est pas une vue de l'esprit ou simplement une nécessité géopolitique d'un moment. Elle plonge ses racines dans les réalités géographiques et dans l'héritage historique.

Quant aux réalités géographiques, cette région appelée à juste titre l'Afrique du Nord est d'une homogénéité qui n'a pas son pareil dans le monde puisqu'elle s'étend d'une manière continue de l'Atlantique à la Cyrénaïque. Elle est encadrée par les frontières naturelles très nettes au nord et à l'ouest par la mer et au sud et à l'est par le Sahara et des zones semi désertiques. Ceci pour ce qui est de la géographie physique, pour ce qui est de la géographie humaine, les peuples de cette région ont une similitude anthropologique frappante depuis la haute antiquité lorsque les Romains les appelaient «Berbères», ce qui est impropre puisque Rome appelait «barbares» tous ceux qui n'étaient pas Romains. Le nom des Numides est plus approprié.

 Quant à l'héritage historique, les habitants de cette vaste région ont été unifiés au sein d'un même royaume par leurs propres moyens sans intervention étrangère à deux reprises durant leur longue histoire : Sous l'Aguellid Massinissa au IIe siècle av. JC et au XIe siècle de notre ère sous la dynastie des Sanhadja et le grand unificateur des Mouahidines Abdelmoumen.

Cette double expérience a été brisée par l'impérialisme romain à l'époque antique et le désordre induit par l'arrivée des Hilaliens au moyen âge.

Dans la période contemporaine, après une longue décadence qui a abouti au démembrement du monde musulman et à la colonisation d'une grande partie de son espace, l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient connurent un souffle de renouveau panarabe et panmaghrébin dû au mouvement de la renaissance «Nahda» conduite par Jemal Eddine El Afghani, Cheikh Mohamed Abdou et Rachid Réda. Ce mouvement a trouvé en la personne de Chekib Arslane, un grand patriote syro-libanais l'homme de synthèse et d'action, infatigable et à l'éloquence redoutable qui va mener le combat unificateur et libérateur du monde arabe et par voie de conséquence du Maghreb.

Le «Pacte Arabe» voté au congrès de Jérusalem en 1931 qui proclama «l'Unité complète et indivisible» des pays arabes, le devoir de chaque pays arabe de tendre à un seul but : «l'indépendance complète et l'unité» et la nécessité de «combattre de toutes ses forces» le colonialisme, devint l'inspiration et le guide des chefs des partis nationalistes du Maghreb.

Les patriotes des trois pays, le Maroc, l'Algérie et la Tunisie, à la veille de la 2ème Guerre mondiale, partageaient déjà le panmaghrébisme. Cet idéal suscita des initiatives des groupes culturels et politiques pour se rapprocher aussi bien en Europe qu'en Afrique du Nord. C'est ainsi que le 22 février 1937, l'Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains organisa à Paris un banquet présidé par Chekib Arslane, le président de l'Etoile Nord-Africaine. Messali Hadj, le secrétaire général du Néo-Destour Me Habib Bourguiba et le délégué du Comité d'Action Marocaine Mohamed El Kholti.

Au cours des différents congrès et réunions, les groupes politiques et culturels des pays du Maghreb insistaient sur l'unification du système socio-éducatif et de la pratique religieuse dans les trois pays pour faire naître une conscience unitaire.

A l'occasion du 6ème Congrès à Tetouan en Octobre 1936, le leader du Maroc Espagnol Abdelkhalek Torres recommandait aux autres membres «le rétablissement des liens entre les trois pays distincts du Maghreb et les pays arabes et musulmans» et proposait de rédiger un manuel d'histoire commun à l'Afrique du Nord.

Dans cet esprit, un jeune nationaliste tunisien, Mohammed El Aïd Djebari tenta de fonder une association «La Jeunesse Nord-Africaine» dont les membres doivent s'engager à reconnaître «l'Afrique du Nord une et indivisible» qui constituerait une seule patrie qu'il faudrait défendre par un front unique.

Ce bouillonnement panmaghrébin ne se déroulait pas seulement à l'ombre des lieux culturels, cultuels et politiques mais beaucoup sur les terrasses des cafés du Quartier Latin à Paris où la jeunesse maghrébine, en contact avec la jeunesse démocratique et révolutionnaire du monde entier, se familiarisait avec les idées progressistes et modernes et commençait à élaborer des programmes de lutte qui tiennent compte aussi bien des valeurs traditionnelles que des valeurs universelles.

Durant la lutte de libération du peuple algérien, les pays du Maghreb, le Maroc, la Tunisie et la Libye ont apporté à cette lutte un soutien indéfectible en se transformant en bases arrière de ce combat sans lesquelles aucune résistance armée ne peut réussir. Le pouvoir colonial français a tout fait pour briser cette solidarité jusqu'à arraisonner l'avion marocain qui transportait les cinq leaders algériens qui devait se rendre à Tunis pour une conférence maghrébine importante.

Plus tard, l'aviation française a commis un crime contre l'humanité en bombardant la ville tunisienne frontalière Saquiet Sidi Youcef en tuant et blessant des dizaines de Tunisiens et de réfugiés algériens et cela en punition à la Tunisie qui permettait à l'A.L.N. de lancer des attaques meurtrières à partir du territoire tunisien contre l'armée coloniale et les barrages dans la zone frontalière. La répression coloniale n'a pas eu les résultats escomptés et la solidarité maghrébine s'est renforcée par l'organisation de la conférence de Tanger le 25 Avril 1958, conférence qui jeta les bases d'une coordination plus grande des trois pays maghrébins pour un combat politique unitaire.

QUE RESTE-T-IL DE TOUT CET HERITAGE HISTORIQUE ?

Dès leur indépendance, les pays du Maghreb se sont enfermés à l'intérieur de leurs frontières et il devenait de plus en plus difficile pour les peuples de la région de circuler et d'échanger, ce qui n'était pas le cas du tout du temps de la colonisation.

Nos dirigeants ont fait un bon en arrière de huit siècles en imitant les roitelets de l'Andalousie, «Moulouk Ettaouaïf» qui se faisaient la guerre en permanence en s'alliant quelquefois avec des seigneurs chrétiens pour combattre leurs propres frères. Le résultat a été la perte définitive de l'Andalousie. Nos dirigeants, atteints de la maladie de leadership, cherchaient par tous les moyens, pour cacher leurs échecs, à détourner l'opinion publique de leur peuple sur une hypothétique hostilité ou menace du voisin.

Malheureusement, nos dirigeants ne sont pas les seuls responsables de ce climat malsain, même dans la société civile et particulièrement dans les médias, il y a des relais de cette politique de nationalisme primaire stérile et qui consiste à nourrir le citoyen de ressentiment et d'animosité envers le voisin. Et pourtant, tout homme sensé est convaincu aujourd'hui qu'aucun pays du Maghreb à lui seul n'est viable à l'avenir avec la mondialisation et la globalisation. Bien au contraire, en l'absence d'unité, les pays arabes nous offrent aujourd'hui un spectacle désolant de leur dislocation et leur démembrement et dont la responsabilité incombe à des sociétés sans maturité qui ont produit des dirigeants médiocres, autoritaires et sans vision stratégique. Les bienfaits d'un Maghreb uni sont innombrables surtout sur le plan du développement où la complémentarité et la synergie offrent un marché commun de plus de 70 millions de consommateurs alors qu'actuellement le niveau d'échange entre les pays du Maghreb ne représente pas plus de 2 %.

Paradoxalement, ce sont les puissances économiques étrangères qui engrangent 95% du commerce extérieur des pays maghrébins qui font pression sur les gouvernements de ces pays pour construire le Maghreb. A l'instar des pays arabes, les dirigeants du Maghreb souffrent d'un déficit culturel, ils ignorent l'histoire et plus encore la philosophie de l'histoire.

J'appartiens à une génération qui a rêvé de construire le grand Maghreb. Ce rêve est brisé et l'histoire sera implacable pour tous ceux qui ont contribué, d'une manière ou d'une autre, à briser ce rêve.

* Cl. pilote à la retraite