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Irak / Syrie : des plans à long terme peu lisibles

par Pierre Morville

Quels sont les « objectifs de guerre » de la Grande Coalition ? Battre l'EI ? Peut-être, mais après ?

Quels sont les objectifs à moyen terme des Etats-Unis et de leurs alliés dans l'opération irako-syrienne ? Pour le moins, la réponse à cette question n'est pas évidente. Tout d'abord parce que, comme dans tous conflit militaire, le sort des armes reste toujours incertain. D'aucuns estiment qu'au regard des rapports de force entre la Coalition réunissant une quarantaine de pays, et les faibles troupes de l'EI, le sort de ce dernier est à terme scellé. D'autres pensent au contraire que les conflits asymétriques, comme la guerre menée en 2006 par Israël contre le Hezbollah au Liban, réservent toujours des surprises. En Irak et en Syrie, les bombes occidentales motivent en effet l'intégrisme islamiste. « Qu'on dépèce militairement l'EI et il réapparaitra sous une autre forme » commente Guy Taillefer dans Le Devoir.

Dans tous les cas, la plupart des experts militaires prévoient un conflit long de plusieurs mois ou années, que l'intervention militaire occidentale prenne une forme terrestre ou non. Mais même en cas de victoire militaire nette sur le terrain, se pose alors la question du « pourquoi faire ? ».

Barack Obama a longuement hésité avant de se lancer dans une pareille aventure. L'opinion conservatrice américaine a immédiatement porté ses hésitations sur le compte de sa pusillanimité traditionnelle. Mais dans le cas, les doutes du président relevaient d'une élémentaire prudence, au regard des expériences passées.

Après la gestion d'un conflit sans fin en Afghanistan, l'invasion de l'Irak en 2003 a entraîné un quasi explosion de l'état irakien, la plus vieille nation du monde avec l'Egypte et la Chine. La dissolution de l'armée irakienne décrétée par Paul Brenner, celle de l'état laïc ont contribué à livrer le pays à des bandes ethniques ou confessionnelles, ressuscitant des guerres religieuses dans toute la zone.

Cette déstabilisation des états moyen-orientaux, voire leur disparition, avait été théorisée par les néoconservateurs américains, visiblement inconscients des conséquences de leur stratégie en chambre. Selon Nancy Pelosi, chef de file du parti démocrate à la Chambre des représentants aux États-Unis, « C'est une politique erronée qui nous a menés sur ce chemin il y a onze ans». « C'était une guerre stupide » des Etats-Unis, avait tranché Barack Obama lors de sa première campagne électorale. Les sondages récents montrent que plus de la moitié des Américains partagent toujours cette opinion.

Cependant, entre-temps et pour justifier le (premier) départ programmé des troupes américaines d'Irak, en 2011, le Président américain avait déclaré de façon très optimiste, que « les Américains avaient quitté l'Irak en vainqueurs (?) Nous laissons derrière nous un Etat souverain, stable, autosuffisant, avec un gouvernement représentatif qui a été élu par son peuple». La situation actuelle en est un ferme démenti et Barack Obama le sait bien.

UNE COALITION AUX AMBITIONS DISPARATES

Dans les faits, l'Irak n'existe pratiquement plus. L'éclatement du pays en trois zones confessionnelles est quasiment acté et le destin de la Syrie semble programmé dans une perspective identique. Une telle évolution si elle était actée, aurait des conséquences régionales difficilement calculables.

L'option militaire seule est évidemment incapable de réduire les facteurs permanents d'instabilité que sont les injustices économiques et sociales criantes, la corruption généralisée, l'absence totale de démocratie.

Pourtant, au nom de ce dernier « idéal », les Etats-Unis ont réussi à bâtir une coalition de plus d'une quarantaine de pays. Cette semaine, le Parlement britannique a voté en faveur de frappes aériennes en Irak contre les positions de l'Etat islamique (EI). La Belgique a fait de même. Les pays du Golfe (Arabie, Qatar, Emirats, Dubaï) et la Jordanie, tous états sunnites, apportent aux USA un appui militaire. Et l'Iran, si le pays ne participa pas directement à la grande Coalition, lui réserve un soutien peu discret.

Cette unité conforte Washington et accroit grandement ses marges de manœuvres. Mais elle reste pour partie de façade. L'opinion publique arabe, qui très majoritairement ne soutient pas les causes djihadistes, reste néanmoins extrêmement méfiante vis-à-vis des Occidentaux et tout particulièrement des Américains. L'Arabie saoudite et l'Iran n'ont pas oublié leurs antagonismes en matière d'influence régionale, y compris en Irak et en Syrie même. Même entre les monarchies sunnites, les antagonismes ne manquent pas : « La Libye en présente un exemple, où le Qatar et les Émirats arabes unis se livrent une guerre par procuration, le premier soutenant une faction rebelle radicale, l'autre, un groupe plus modéré. Dynamique similaire en Syrie », précise Guy Taillefer. La Turquie qui dans un passé récent avait, sinon soutenu l'EI (comme le firent l'Arabie et Qatar), en avait tout au moins sous-estimé les effets pervers, se retrouve dans les faits, alliée aux Kurdes d'Irak ! Une situation compliquée pour Ankara qui n'a toujours pas résolu sa propre question kurde. C'est le sort des guerres où souvent les adversaires d'hier deviennent les alliées d'aujourd'hui. Bachar Al Assad, encore, il y a peu, ennemi numéro 1 des Occidentaux est devenu miraculeusement un soutien actif de la grande Coalition.

L'Europe, largement engagée, n'est pourtant pas unanime. A l'exception notable de la France très militante sur le dossier et plus traditionnellement de l'Angleterre, certains grands autres pays européens manifestent un soutien plus modéré aux offensives diplomatico-militaires américaines qu'il s'agisse du Moyen-Orient ou de l'Ukraine. Après tout, les dangers et risques potentiels sont aux frontières mêmes du Vieux Continent, dans un contexte loin d'être clarifié quand aux objectifs réels des uns et des autres protagonistes.

LE «PIVOT» VERS L'ASIE

Gageons que Washington a dorénavant une vision plus claire en matière de « plans de sortie ». Les Etats-Unis auront du dans tous les cas, modifier leurs logiciels géostratégiques.

Après l'effondrement du Rideau de fer, les Américains avaient manifesté une double priorité simple : réduire l'influence de la Russie et contrôler l'espace pétrolier arabo-persique. « Pour cela, ils ont notamment entrepris de saper toutes les dictatures militaires, liées à leur ancien ennemi soviétique et en même temps pierres d'achoppement dans leur politique moyen-orientale, note l'analyste Bruno Castanier, L'invasion de l'Irak en 2003, les frappes en Libye en 2011, la déstabilisation de l'Egypte et de la Syrie à partir de 2011 avec le « printemps arabe » s'inscrivent dans cette perspective ».

Depuis plusieurs années, un désengagement américain du Proche et du Moyen-Orient avait été prôné par certains Think tanks et une partie de la haute administration washingtonienne, relayés par de nombreux médias : la zone était décidemment trop difficile à gérer et les nouvelles réserves de schistes trouvées dans son sol, permettraient aux Etats-Unis de se passer de fournisseurs arabes particulièrement difficiles à gérer. L'administration Obama a ainsi progressivement mis en place dès 2010, un basculement vers l'Asie dit stratégie « du pivot ».

Il s'agit pour Washington de prendre acte du formidable développement chinois et plus largement du marché asiatique, et de limiter autant que faire se peut les ambitions de Pékin en proposant un partenariat bien contrôlé par les Etats-Unis. En 2013, dans un PNB mondial estimé à 87 250 milliards de dollars, l'Union européenne vient en tête avec 17 402 milliards, suivi par les Etats-Unis (16 799 milliards) mais qui sont dorénavant talonnés par la Chine (13 395 milliards et une croissance de + 7% par an).

L'autre ambition de la stratégie du « nouveau pivot » était de mettre pied en Asie centrale. Ce qui nous ramène paradoxalement sur l'affaire ukrainienne. Pourquoi ? Zbigniew Brzezinski, grand géo-stratège, conseiller à la sécurité nationale sous la présidence de Jimmy Carter et fin connaisseur de la politique étrangère, explique parfaitement ce point dans son ouvrage : Le Grand Echiquier (1997) : « Qui gouverne l'Europe de l'Est gouverne le continent Eurasiatique, qui gouverne le continent Eurasiatique gouverne l'île Monde, qui gouverne l'île Monde gouverne le Monde ». Seconde citation éclairante : « Il est indispensable que l'Amérique s'élève contre toute tentative de restauration impériale au centre de l'Eurasie ». La restauration impériale en question vise bien la Russie, notamment depuis la politique menée par Vladimir Poutine.

La stratégie de pivot a buté sur un triple obstacle.

L'accueil chinois fut mitigé. Le 18eme congrès du parti communiste chinois en 2011 a surtout réaffirmé la stricte indépendance de la Chine, et le refus de toute ingérence dans sa zone d'influence, notamment navale.

L'actuelle offensive militaire en est une preuve éclatante : le « désengagement du Moyen-Orient » s'est avéré difficile, voire impossible. Tout d'abord parce que la Chine est justement grande demandeuse de ressources énergétiques ; ensuite parce qu'un Moyen-Orient hors de tout contrôle est potentiellement trop dangereux : «Le statut de Gardien du marché (pétrolier) de l'Arabie saoudite, la croissance des exportations de cette dernière vers l'Asie (vers les alliés de Washington mais aussi vers la Chine), l'importance de la sécurisation des flux énergétiques dans la politique américaine de développement d'alliance, les difficiles négociations sur le nucléaire avec l'Iran, la relation avec Israël, et, bien évidemment, la situation en Syrie et en Irak, témoignent du caractère toujours stratégique de la région dont la stabilisation a minima reste un objectif majeur » précise Bastien Alex de l'Iris.

Pékin et Moscou, énervés d'avoir été manipulé lors de l'affaire libyenne, commentent avec beaucoup de réserve l'actuelle offensive de la coalition en Irak et en Syrie (où Bachar al Assad bénéficie toujours du soutien russe).

Pour ce qui concerne le « containement » US de la Russie, l'affaire ukrainienne est plutôt au bénéfice de Poutine. Face aux tergiversations des Occidentaux, qui ont négligé le lien complexe entre Russie et Ukraine, et face aux errements du nouveau pouvoir à Kiev, qui a échoué militairement, Vladimir Poutine, après l'annexion de la Crimée par la Fédération de Russie, est sur le point de créer une enclave prorusse chez son voisin ukrainien.

GEOSTRATEGIE DE L'HUMILIATION

Jacques Attali, ancien conseiller de François Mitterrand est un social libéral et un européen convaincu. Plus que modéré, il s'en prend vivement ici à la « stratégie de l'humiliation » : « dans les relations entre les gens, comme entre les nations, l'humiliation peut conduire à des actes insensés, à des guerres inextinguibles, écrit-il dans l'Express, humilier la Turquie en 1995, en lui refusant l'entrée dans l'Union Européenne la précipite aujourd'hui dans les bras d'un islamisme pour l'instant encore modéré, et peut en faire un jour un ennemi. De même, après la 2ème guerre du Golfe, démanteler l'armée de Saddam Hussein a conduit des milliers de soldats et d'officiers d'une armée totalement laïque et parfaitement formée, à constituer depuis quelques mois les cadres d'un soi-disant Califat Islamique, prétendant aujourd'hui rassembler tous les musulmans humiliés du monde, dans un combat mortel contre l'Occident. De même encore, entretenir un rapport de force brutal et humiliant entre Israël et la Palestine, maintient les uns dans l'illusion de gagner la guerre et les autres dans celle de nourrir leur désir de détruire l'Etat hébreu. Enfin, aujourd'hui, humilier la Russie, en prétendant l'isoler du reste du monde, sous prétexte qu'elle n'a pas accepté que les russophones d'Ukraine y soient traités comme des citoyens de seconde zone, peut conduire à en faire un ennemi qu'il faudra un jour combattre (?) Bien des gens, ici ou là, verraient en effet d'un bon œil une tension internationale devenant si forte qu'elle permettrait d'enrayer les terribles engrenages de la crise financière , de donner du travail aux industries de la défense et de spolier en passant les épargnants». Bigre !