Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La baignoire et le robinet

par Brahim Senouci

Un homme politique en campagne visite un asile d'aliénés, en compagnie du directeur et des médecins du centre. La tournée se termine par un échange avec le corps médical. Y a-t-il des cas de guérison et comment les constate-t-on, demande-t-il. Le test le plus fiable est le suivant, lui répond-on :on ouvre un robinet au-dessus d'une baignoire dépourvue de bonde et on demande au malade de la vider. S'il est sain d'esprit, il commence par couper l'eau avant d'entreprendre ce travail. L'homme politique, pensif, lâche dans un murmure : je n'y aurais jamais pensé?

Il s'agit d'une blague bien sûr. Les proclamations martiales sur la guerre sans merci contre le terrorisme sont bien réelles. Elles évoquent irrésistiblement notre candidat ci-dessus. Les dirigeants occidentaux ne pensent pas non plus à fermer le robinet avant de s'attaquer à la baignoire. Fermer le robinet, c'est cesser d'alimenter le terrorisme en lui offrant son mets favori, l'injustice, pourvoyeuse généreuse de haine. C'est aussi accepter pour l'Occident de ne plus considérer le reste du monde comme un simple pourvoyeur de matières premières, voué à lui servir d'arrière-cour, cantonné à jouer les utilités et à recevoir le bâton en cas de velléité de résistance.

Pour l'heure, nous en sommes loin. Les millions de morts de l'Irak, de la Lybie, du Congo?, renvoient aux millions de morts de l'esclavage et de la colonisation. Comme leurs prédécesseurs, ils ne font guère l'actualité dans les médias occidentaux. Des siècles de matraquage ont installé dans l'inconscient collectif de l'Occident la conviction que ces " gens de peu " ne font pas vraiment partie du monde, que leurs souffrances, leurs martyres n'ont pas le même droit de cité, le même droit à la compassion que susciterait un des leurs soumis à ce même sort. Cette entreprise de matraquage a si bien fonctionné qu'elle a été intégrée dans l'imaginaire des peuples soumis. La haine de soi, le défaut d'empathie, voire le mépris, en sont les symptômes les plus évidents. Les intellectuels locaux, censés travailler à la promotion et à l'élévation de leurs peuples, les considèrent le plus souvent avec mépris. Leur verve s'exerce volontiers à leur encontre. Non seulement ils ne recherchent pas la reconnaissance de leurs compatriotes mais ils préfèrent aller la trouver chez les puissances dominantes. Cette reconnaissance, quand ils l'acquièrent, doit peut-être quelque chose à leur talent mais ne doit-elle rien à la gratitude d'un Occident tout heureux de constater que son discours s'intègre dans la matrice même des populations dont il a fait le malheur ?

Au lendemain des indépendances africaines, l'espoir d'un monde meilleur était permis. Les anciens colonisés avaient intégré, non par la volonté des maîtres mais par capillarité, les idéaux de justice et de morale qui semblaient prévaloir dans les nations qui les avaient soumis. Le rêve des peuples libérés était de donner corps dans leurs pays meurtris à ces mêmes idéaux. Développement, progrès, liberté, constituaient l'horizon désiré. La réalité les a rattrapés. L'impérialisme ne lâche pas si facilement sa proie. Aidé par les forces de l'obscurantisme, il continue de régner sur son ancien empire, en déléguant ses pouvoirs de basse police à des satrapes locaux.

Dans les premières décennies des indépendances, le discours occidental restait imprégné de ces idéaux mais sa pratique leur donnait de moins en moins de consistance. Le monde extérieur a cessé d'y croire en comprenant que l'ambition de l'Occident de maintenir à tout prix sa suprématie, de faire de la satisfaction de ses populations l'alpha et l'oméga de sa politique, n'avait jamais varié. Les expéditions moyen-orientales l'ont amplement démontré. Sur la base d'un mensonge avéré, Bush et Blair ont démantelé l'Irak. La Libye a subi le même sort. D'autres sont susceptibles de suivre.

Structurellement incapables de remettre en cause la matrice dont est issue leur mode de pensée, ils ne peuvent faire le lien entre leurs actions, la montée de la haine qu'elle occasionne et leur énorme part de responsabilité dans le développement du terrorisme. Hollande proclame son amour pour Israël pendant que les enfants de Gaza périssent sous les bombes. Obama ne sort de sa léthargie que pour admonester un Abbas et déclarer " offensant " son discours qualifiant l'action israélienne à Gaza de génocidaire. Notons à ce propos que la session extraordinaire du Tribunal Russell sur la Palestine, tenue à Bruxelles les 27 et 28 mars 2014, avait retenu l'" intention génocidaire " à l'encontre d'Israël. Réalité patente d'un soutien obscène de l'Occident à une injustice aveuglante?

D'une même voix, dirigeants occidentaux et obligés arabes appellent à faire front contre le terrorisme, ce " monstre " dont ils font semblant de le croire surgi de nulle part. L'injustice continue, de même quela noria des avions de chasse dans le ciel de l'Irak et de la Syrie, noria du malheur, promise à l'éternité. Personne ne remarque ce robinet, si gros, si visible?