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Journal d'un hittiste dans le pays des rentiers

par Kamal Guerroua

C'est le printemps qui arrive! Il s'invite à l'horizon avec ses ailes et ses airs, ses roses et ses oiseaux, sa bonté et sa pureté, sa verdure et ses fraîcheurs, ses odeurs et ses saveurs. Moi par contre un jeune désœuvré sans le sou cambre sous un fagot de tristesses sur un trottoir de la ville. Mon identité! Pas la peine de la révéler, je suis un timbre postal connu de tous : un hittiste! Celui qui tient les murs pendant que les autres s'embourgeoisent et s'enrichissent à moindres efforts.

En ce matin d'avril, tout le monde se démène pour vaquer à ses occupations. Sous le préau de la station du métro de Tafourah, chaque regard est chargé d'un bouquet de soucis, c'est souvent du lourd, parfois du léger aussi.

En réalité, à Alger, tout fait problème, tout est un casse-tête à commencer par les sempiternelles pénuries d'eau en finissant par les factures salées d'électricité qui atterrissent, indésirables, dans les boîtes aux lettres.

De plus, c'est à peine croyable ce que je vois, à part les cinémas, il y a toujours foule partout où tu vas, les bus sont bourrés, des files interminables devant les guichets de poste, à la mairie de la ville, aux services préfectoraux. J'en bave... plein de monde partout, quelle horreur! Et puis dernièrement, il y a énormément de filles, je ne sais pas d'où elles tombent d'ailleurs.

En réalité, depuis que je me suis mis en chasse d'un boulot stable pour nourrir ma famille, le bûcher de mes souffrances s'est mis cruellement à crépiter. C'est ma foi une longue saga d'échecs et de déceptions qui s'égrène sur mon dos de raté. Dans mes tréfonds, chaque matin que Dieu fait est senti comme un calvaire de plus. Je m'y lamente sur mes malheurs, m'y sens hors-service, résigné, usé, sans ressorts, lessivé, irresponsable, dépouillé de dignité, anéanti. De mes accrochages avec ma mère, il y en a des centaines au demeurant, rien qui soit digne à raconter, que des malaises et des nausées à perte de vue! Maintenant que je suis dans le bus, je ne veux plus m'en ressouvenir ni me retremper dans cette atmosphère guerrière qui sent le pourri car aux yeux de l'auteure de mes jours je n'ai aucune grâce ni virilité. Elle me le fait sentir dès que l'occasion s'en présente et s'en lèche les babines à chaque fois, c'est son festin préféré. Son rituel de diatribes est immuable : elle gueule à longueur de journée, inspecte avec minutie le F3 qu'on habite au cœur de Bab El Oued et se tasse doucement juste après comme une éponge rassasiée. Mon tort principal est, paraît-il, d'avoir flâné du côté du square de Port-Said et de m'être mêlé à la bande des cambistes et de trafiquants s'y trouvant.

Triste sort que le mien puisque je suis une marionnette aux mains du temps qui en a fait ce qu'il avait voulu de par le passé et un pantin déglingué ayant le monopole de la douleur dans ce panier à crabes. Qui plus est, croquant à pleines dents du pain des rêves naïfs, interlopes, mourants et suicidaires. Peu importe pourvu cela m'ait détrompé! Après les petites affaires de Port Said, je jette mon dévolu sur le marché hebdomadaire de la place des martyrs. Là-bas, je rencontre plein d'amis, la plupart sont bardés de diplômes. Beaucoup de femmes y affluent par grappes épuisant vite le stock exposé à même le sol. J'en profite pour installer une camelote et une friperie d'occasion acquises à D15. Un jour, si naïf que j'étais, des voyous m'y ont marqué au dos par graisse noire, j'ai été délesté, molesté humilié et de surcroît avais une tête de chien battu dans un climat pluvieux, une fois à la sortie.

C'est un fait divers autrement plus pénible et plus douloureux que le baratin habituel des algérois friqués qui inventent, l'espace d'une courte absence, de rocambolesques histoires de voyage d'affaires en Turquie ou à Dhubai et dans plein contrées fantastiques dont je n'en ai rien entendu même dans les contes de mille et une nuit. Voilà ce que c'est exactement être hittiste, c'est ce qui rend muet, ce qui empêche de dire quoi que ce soit. C'est aussi quand le silence devient dictateur et c'est surtout lorsque lui seul parle en ton nom bien qu'il perçoive vaguement les choses et rechigne à trancher devant la machine impitoyable du mensonge, de la lâcheté et de l'hypocrisie de la société. Moi, je suis patient, j'encaisse les coups et je la ferme, sec. Je suis un volcan qui écume ses laves dans une chronique des années de chômage. Quelle dérision! C'est innommable, c'est honteux, c'est scandaleux. Néanmoins, je ne fais pas de concession, pas de soumission non plus. Mon langage s'appelle combat, il est subversif à l'extrême, il casse les châteaux, les banques, les sérails et les citadelles inexpugnables. Il casse la baraque des mensonges parce que précisément il est muet comme une carpe qui se ne trahit pas en nageant dans la mare des ambiguïtés. Ainsi, je n'hésite pas à me fixer dans cette terre mouvante, dans ce flou brouillon, dans ce brouillard total. Moi, je fais mon ménage en interne. Non seulement, je ne dis rien de mes malheurs mais n'en parle absolument pas. Je regarde du matin au soir, la mort dans l'âme, mon âge avancer sans que ne cotise ne serait-ce qu'un mois à l'assurance-maladie, je trime peu et me fatigue trop car j'accepte tout d'avance, m'y incline, n'en fais pas trop de vagues. Je n'ai pas de choix, c'est mon destin, je l'assume car chaque étape de ma vie, en dépit de ma profonde sensation de perdition, est quelque chose de gagné. C'est irréversible, je n'en reviens pas, je m'y accroche. C'est qui un hittiste donc? C'est celui qui se sacrifie corps et âme dans le tunnel noir d'une vie aussi monotone qu'ennuyeuse. Je simplifie pour les nuls, c'est comme lorsqu'on monte un escalier en colimaçon et qu'à chaque palier de l'immeuble, un monstre de problème est à l'affût de ton ombre, ton odeur, ta silhouette et ton corps pour les happer. Une vie que le bonheur a désertée où la démission est plus qu'une acceptation. Une vie où les autres voient en toi toutes les contradictions parce que tu es intègre et que tu ne veux pas de la corruption. Quand on est hittiste, on ne voit pas l'ennemi. Il est impersonnel, il est omniscient, il est le temps, l'espace, beaucoup de choses à la fois, tout et rien. Un rien qui fait le guet sur ta vie, tes habitudes, tes fréquentations et tout le toutim. Tu es alors coincé parce que tu n'as pas de quoi acheter une clope ni de quoi s'offrir une tasse de café. De ton impérissable calvaire, il y a de quoi remplir de volumineuses encyclopédies. Des trucs qui tiennent à des riens mais qui se ressentent fort dans la chair, la conscience, les rêves et les espoirs.

Quand je marche à Belcourt, seules les voix des enfants m'interpellent. J'ai envie de me marier et d'en avoir un mais je n'ai pas de moyens ni de logement. Aux administrations, on me méprise parce que je suis mal-habillé et je porte en plus une casquette. Les policiers n'aiment pas les casquettes et les chapeaux, c'est un signe du mépris pour la profession. Moi, je la mets pour cacher une calvitie. Ma tête s'est séparée de ses cheveux à force de brûler ses méninges et de penser à plein régime. Je ne dors pas de la nuit, j'ai peur des commérages des autres. De leurs cancans et leurs arrières pensées. Je n'ai ni femme, ni avenir voyons! Je suis une caricature monstrueuse d'un présent qui stagne dans le merdier de l'attente, l'exaspération et l'indifférence. Puis, les gens qui me balancent à la figure leurs insultes le font maintenant en grand nombre, plus qu'avant. Ils s'acharnent contre moi comme des loups sur leurs charognes. Oui, je suis une charogne et je crois que je n'aurais pas pu tenir le coup si ce n'était pas ma patience à toute épreuve. Une longue patience où des snobs me toisent de leur superbe et d'un air aussi distrait qu'insistant sous toutes les coutures. Ils regardent les lacets de mes savates, la couleur de mon pantalon, la marque de ma chemise. On dirait qu'ils font une concurrence avec ma galère. Si je crache mes dépits et mes amertumes, ils ne seraient que bien noirs. Du fiel. Je n'y comprends rien pourtant. Des filles! N'en parle plus pauvre garçon! Je n'en ai aucune chance! Puis, dis-moi, as-tu vu une fille hittiste comme moi? Le hittisme, c'est une discrimination totale parce qu'il est spécial pour garçons. C'est un mode d'emploi pour les marginaux, des rengaines et des fredaines pour des dépravés, une chanson pour les désespérés, un hymne, un slogan pour les égarés. Un style de vie quoi! Quand on te lorgne de travers et on crache sur ton passage tel un pestiféré exhalant de mauvaises odeurs dès que tu aies le dos tourné, c'est là une preuve par neuf de ton inutilité sociale. Personne n'a besoin de toi puisqu'il y a juste à côté un réservoir du pétrole, des gisements souterrains qui coulent sous leurs pieds.

Tu sais, quand il y a de l'argent à la pelle, des trésors enfouis quelque part, une différence, une frontière visible et invisible qui sépare ton monde du leur, c'est la mort. Pas besoin de te faire des illusions là-dessus, le jeu est pipé et le sort en est déjà jeté.

Certes je ne sais plus où se font et se défont les choses mais j'en comprends quand même un peu. Le printemps qui me dorlote avec ses refrains s'éclipse à mes pieds, me submerge d'une morosité qui expulse de ses pores un fatal fumet et moi je ne me fie qu'à mes intuitions. Je regarde mon portefeuille, le secoue vivement, le retourne en bas, 10 dinars en tombent.

Une chaleur bouillonne sous la surface, je crois que c'est le moteur du bus. Je jette ma tirelire par terre, m'en débarrasse vite et congédie le receveur sans élégance. Mes colères prennent alors chair, le chauffeur perturbé, fixe dans son rétroviseur, embraye, puis freine croyant à une demande de ma part. Désormais, j'ai le sentiment d'avoir gâché toute ma vie. Pour le reste, je suis un casse-cou en quête effrénée de reconnaissance, un hittiste quoi! A demain les rêves !