Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le délit de prise illégale d'intérêts

par Saheb Bachagha *

Si les professionnels du chiffre sont familiers de la notion d'abus de confiance, ou de son dérivé spécialisé l'abus de biens sociaux, nous le sommes moins de la notion de prise illégale d'intérêts. Pourtant ce sujet est d'actualité à l'heure où il est tant question de développer les missions de commissariat aux comptes dans le secteur non marchand.

Ce délit vise les personnes chargées des intérêts publics, c'est-à-dire celles qui exercent une fonction dont la finalité est de satisfaire un intérêt général : pas seulement les élus tels que les maires, mais aussi tous les fonctionnaires, ou encore les magistrats, et tous ceux à qui est déléguée une partie de la puissance publique comme les présidents de fédérations sportives, les administrateurs d'établissements publics à caractère industriel et commercial, ou les Présidents d'université, directeurs d'hôpital.

La philosophie de ce délit est d'empêcher un double rôle de donneur d'ordres et de bénéficiaire d'un marché, pour prévenir toute tentation de collusion d'un intérêt public avec un intérêt privé.

Il n'y aurait pourtant rien de mal à ce qu'un Président d'une fédération nationale de sport lui fournisse des t-shirts fabriqués par sa société, s'il le fait à un prix intéressant ?

Peut être, mais au regard de la loi, peu importe que le contrat soit équitable et qu'il ne procure aucun profit matériel puisque le texte stipule que même « un intérêt quelconque» est interdit. Le simple fait pour le Président - qui est chargé d'une mission de service public de cultiver l'estime des membres affiliés pourrait justifier d'un intérêt. La seule existence du contrat est répréhensible.

C'est comme pour toutes les incompatibilités, elles sont en soi répréhensibles même si elles n'engendrent aucune conséquence. C'est un délit obstacle qui est différent de ceux pour lesquels on constate que le conflit d'intérêts a dégénéré en abus caractérisé, de confiance ou de biens sociaux, ou en détournement de fonds publics.

Puisque l'interdit est ici de ne pas passer de contrat, il n'est dès lors pas nécessaire pour l'accusation de démontrer une intention frauduleuse particulière. Et comme les personnes visées sont plus que d'autres censées connaître les lois, l'échappatoire est difficile. Pourtant dans les sociétés commerciales et dans les associations, il est possible que les dirigeants concluent une convention avec une société dans laquelle ils ont des intérêts personnels ?

Lorsqu'il ne s'agit que d'intérêts purement privés, la loi permet ces conventions à la condition que soit respectée la procédure habituelle dite des «conventions réglementées».

C'est une mesure de prévention des risques qui est plus légère que l'interdit absolu de contracter lorsqu'il s'agit de fonds publics.

Les commissaires aux comptes et les experts-comptables qui interviennent auprès de ceux, qui exercent une autorité publique ou auprès d'entités chargées d'une mission de service public ont à veiller au rappel de cette incompatibilité pénalement sanctionnée.

'Art 35 du code pénal chapitre prévention et lutte contre la corruption : «Est puni d'un emprisonnement de deux (2) ans à dix (10)ans et d'une amende de 200.000 DA à 1000.000 DA, tout agent public qui, soit directement, soit par interposition de personnes ou par acte simulé, aura pris, reçu ou conservé quelque intérêt que ce soit dans les actes, adjudications, soumissions, entreprises dont il avait, au temps de l'acte en tout ou partie, l'administration ou la surveillance ou, qui, ayant mission d'ordonnancer le paiement ou de faire la liquidation d'une affaire, y aura pris un intérêt quiconque ». Mais vu la façon dont l'article 35 est rédigé, ne risques-t-on pas une incrimination «tous azimut»?

En effet, puisque peu importe que la personne concernée ait retiré un avantage personnel, et que la collectivité ait été ou non lésée, cette intransigeance du texte ouvre la possibilité de poursuivre des peccadilles.

Il me semble qu'il serait plus correct, et plus juste de remplacer dans l'article de la loi " un intérêt quelconque " par " un intérêt personnel distinct de l'intérêt général ".Ce qui changerait radicalement le champ des poursuites pour prise illégale d'intérêts puisqu'il s'agirait alors seulement de sanctionner ce qui a fait préjudice, et non plus la situation d'incompatibilité en elle-même.

* Expert Comptable et Commissaire aux Comptes Membre de l'Académie des Sciences et Techniques financières et Comptables Paris. Enseigne les normes IFRS à L'université de Skikda