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Post-scriptum d'un indigné

par Kamal Guerroua

Après lecture attentive d'une lettre jusque-là inédite publiée dans un journal de mon pays, je me suis découvert une autre peau que celle qui m'appartient jusque-là. Une peau toute neuve quoique ridicule à l'extrême d'un indigné de longue date retranché derrière une barricade de doutes, de peurs et de préjugés.

En tout cas, je ne vous cacherai absolument rien si je dis dans ce post-scriptum tardif que je n'ai guère attendu le brûlot du résistant Stéphane Hessel pour m'en émouvoir outre mesure, un bouquin de quelques pages, aussi important soit-il, ne susciterait même pas le moindre de mes soucis. De plus, c'est à la lumière de votre courrier qu'un grand arbre, un caroubier me semble-t-il, m'a fait de l'ombre. Une ombre, excusez de peu, aussi oblongue qu'un œuf et aussi noire qu'un sordide bagne dans le désert ! Qu'y-a-t-il de vrai dans tout cela? A mon sens pas grand chose si ce n'est une horreur vagabonde traînant ses guêtres dans de noires élucubrations et une terrible infamie embarquée dans une diligence à deux roues, tirée en avant par les faux-fuyants, les machinations et la veulerie des uns et des autres, de ceux d'en-haut certes mais aidés par les quelques sous-fifres d'en-bas aussi. Néanmoins, c'est dramatique et je le reconnais en toute honnêteté, bien que fatigué et ne pouvant plus supporter cette bêtise humaine, c'est à toutes ces portions incongrues que se trouve réduit mon destin d'algérien «loser» d'autant que c'est par le truchement de mes mots d'indigné, mon unique support d'ailleurs, que puissent se mener d'autres luttes, s'affronter les rires et les rêves, les roses et les épines, les idolâtries et les passions, les envies et les sarcasmes, les prières et les espoirs. Du coup, les colères du jeune algérien (mon aîné) qui s'étaient remises il y a plus de 20 ans déjà d'aplomb sous des formes plus complexes et plus surprenantes, ressurgissent chez moi cette fois-ci sous des airs plus distants et plus outragés comme des aveux extorqués sous la torture ou le supplice cherchant des armures qui leur assurent anonymat et incognito.

C'est pourquoi, nos rires et nos blagues à profusion dans le passé se sont présentement évaporés et les rares braves hommes qui nous ont soutenus en nous mettant sur un piédestal nous ont quittés en catimini. De même la patrie qui vivait dans une débauche de patriotisme au lendemain de l'euphorie indépendantiste se trouve-t-elle, elle aussi, au jour d'aujourd'hui corsetée dans un délire paranoïaque, une schizophrénie dissociative et un égoïsme aux allures tristement incroyables. De ce fait, il en découle que les légendes, les mythes et les récits des uns sur les autres s'enchaînent à la vitesse de météore dévoilant comme à l'accoutumée des secrets de Polichinelle : des désirs salaces, des appétits grandissants, des convoitises voraces, des accointances suspectes, des rivalités cachées, des aspirations secrètes, des coffre-forts blindés, des comptes bien approvisionnés, des contrées édéniques, des châteaux aux mille tours, une progéniture dorée, un favoritisme carnassier, des comportements roturiers, des libidos excités, une voyoucratie survoltée, des magasins et des clubs V.I.P bien achalandés, des villas cossues dans des paradis fiscaux outre-mer, des lâchetés, des compromissions, des concussions et des commissions sur le dos d'une plèbe, oh mon Dieu combien déshéritée! Somme toute, à la lecture de votre pamphlet, nos indignations et nos révoltés d'antan ont fini, paraît-il, par réinventer une nouvelle géographie à nos pensées et une nouvelle physionomie à nos corps.

On est devenu par devoir national de vieux sages à leur place et eux, imbus gérontocrates qu'ils sont, se sont métamorphosés en éternels jouvenceaux à notre place, flirtant sadiquement de surcroît avec le printemps de nos rêves. Mais, voyons! Dans quel monde nous vivons! Puis, par le biais d'un contrat de sabotage à durée indéterminée, on nous a forcé également d'échanger à nos dépends dans un troc aux clauses douteuses la verve juvénile contre la sagesse ancestrale, les incartades contre les affabilités, le bruit contre le silence, les saouleries festives contre la tranquillité d'esprit, les excès du zèle contre les fruits et les trésors de l'expérience. A cet effet, les gens du sud, du reste connus pour leur patience légendaire, y sont fortement sollicités. Figurez-vous un peu comment on nous a habitués à ce fantastique décorum, terrible! Cahin-caha, notre odyssée s'aventure dans des tunnels sans terminus et s'égare dans des dilemmes sans issues tandis que leurs entreprises publiques à caractère personnel fleurissent et prospèrent. En vérité, on nous a gavés comme des oies de nationalisme alors qu'eux sont le contraire de tout ce qu'ils prétendent. Quelle mascarade! Notre odyssée, il est vrai, ressemble à s'y méprendre à une nouvelle à l'eau de rose où le noir prend le soleil en mythe et où notre silence a eu quelque chose d'effrayant et de pathétique puisqu'il a donné d'inoubliables envolées lyriques à la gloire des nantis de toujours.

Et puis s'étant rendus de l'ampleur du délit qu'ils ont commis, ces caciques-là se sont tapis derrière une forteresse d'habitudes, un entrelacs de complicités et une machine colossale aux tentacules multiples nommée en la circonstance corruption qu'on a, nous les jeunes, tendance à rejeter dans ce même silence et à accepter bon gré mal gré au grand jour, faute de mieux. C'est une situation tristement banale où il est quasiment inconcevable de comprendre quelque chose sans être pollué jusqu'aux os par les radiations de la crasseuse cacophonie et surtout brouillé par une bouillie de décibels sortis tout droit d'une sono trop forte placée sur l'échafaud d'une république bananière.

Celle où se côtoient les maîtres et les serfs, les lascars et les larrons, les métayers et les exploités, les golden boys et les starlettes de cinéma, les richissimes anonymes se reconnaissant dans le patriotisme d'ersatz dernier cri et les pauvres hères, délaissées et méconnues, se pressant au milieu des bousculades et des basculades au portillon de la citadelle de «l'argent facile». Mais quelle coïncidence! Mon esprit distrait par ce flot sonore, au demeurant, agressif et pathogène bercé par des sornettes à dormir debout se grippe toutefois aux débordements emphatiques suscités lors d'un débat télévisé en direct : «Taf !», le mec tape fort sur la table, une fois, puis deux, trois... L'ambiance calme au départ s'est vite fait enfiévrée, le studio vibre sous les tremblements de vociférations, de sons et de lumières, les caméramans s'impatientent. D'un coup, l'orateur se surprend en pleins émois fulminant contre tout et rien. Il lance spontanément et en vrac d'acerbes fléchettes en public, lesquelles percent les entrailles d'un système qu'il ne connaît pas ou peu à c e qu'il paraît narguant sur son chemin tabous, obstacles et interdits. Et avec une hargne non dissimulée et un incroyable courage, il trousse les mensonges jusque dans leur terrier s'accordant de savoureuses compensations à ses ires, à ses revanches et à ses frustrations accumulées. Maintenant, le ton est clair, il domine le débat sans que l'assistance y trouve mot à redire. Prenant acte de la gravité de la situation, l'autre intervenant essaye recadrer l'ardeur de son collègue, la refréner un tant soit peu en faisant sienne la stratégie de l'apologie de l'aberration.

Peine perdue, le mec s'enfonce davantage dans ses colères homériques avec arguments et arguties à choquer plus d'un mortel. A ce moment-là, un autre invité aux yeux de lynx, tente, quant à lui, d'en rectifier le tir avec un sourire courtois au fond hypocrite mais la partie est déjà engagée et ce dernier ne fait que bégayer et trébucher comme s'il cherche des mots, des sésames et des apaisants extraordinaires. Soudain, on entend par là un joyau rare se fracasser en l'air «objectivité» puis «du calme». De guerre lasse, la dame journaliste, les jambes en équerre, les yeux écarquillés sous l'effet de étonnement, arbore un scepticisme souriant, fouille des notes marginales dans ses papiers, une façon pour des distraire les téléspectateurs, mais ne peut que s'avouer défaite. Quant au journaliste en costard noir, il se tortille, hésite d'y aller franco, prend un mouchoir de sa poche, une manière parmi d'autres de jouer les gentlemen et essuie comme un pleutre chevalier des sueurs froides qui coulent comme des rivières de son front brillant face aux ravissements si troublants du meneur de jeu, toujours hors de ses gonds. Au bout du compte l'atmosphère baignée d'hostilité retrouve les couleurs d'une admiration béate sous une chaleur de canicule. Une heure plus tard...patatras ! Passés les secrets douloureux, les narines gonflées, le linge de famille lessivé, essoré et exposé en public, tout le monde se serre la main, étrenne un habit d'arlequin et s'engage dans la voie du rachat comme si de rien n'était. Moi, somnolant sur mon matelas face à l'écran et de surcroît déterré des mes peurs d'antan, me suis sacrifié de nouveau et sur un coup de tête à mes désillusions. C'est une réalité plate et ennuyeuse durant laquelle j'ai assisté t à un exercice rituel, absurde et désuet de la comédie, où exactement les récits des uns et les versions des autres se carambolent jusqu'à ce qu'on ne sache plus où l'exacte vérité se niche. Chacun évolue dans sa brume floue de bons mots, de belles statistiques, de bonnes affaires, d'attitudes incompréhensibles et de voltefaces. Entre la musique de zerda, de la zorna, de haouzi ou du folklore, la distance est parfois ténue mais entre la musique d'ambiance dans le studio et celle d'ascenseur social et de privilèges dehors, le trajet n'est que trop long. Ce jour-là même ma mère, calme d'habitude, qui garde une oasis, un coin de paradis dans un vaste désert est sorti de ses gonds pour condamner et de manière très ferme cette parodie de «cirque Ammar», ses entreprises à seules fins lucratives, ses réseaux parallèles et compliqués, ses couloirs sans fond. C'est pourquoi, une fois essorée, la poitrine de ma génitrice, du reste une éponge imbibée de pétrole ne laisse errer que l'odeur du mazout et sui generis. De ses tourments, de ses convulsions et de ses résistances n'y échappent que des parfums de jasmin sous l'ombre fraîche de cactus transplanté de Disneyland situé aux confins du Far West, lieu de crimes et de représailles.

Pour ces raisons et d'autres, on a encore sur nos lèvres, nous les jeunes algériens, le goût amer d'avoir été et d'être toujours des parias sociales qui rêvent d'une fureur salvatrice, d'une tempête de passions, d'oracles et de miracles divins qui tranchent le nœud gordien de nos problèmes d'un seul coup d'épées. Du coup, nos pensées à la fois décompressées, déconcentrées, déconnectées, décomplexées et décalcifiées toussent un bon coup et jettent un regard tout en noir sur le tableau de nos déconfitures collectives. Celles combien lointaines d'une génération abîmée, ayant attrapé le rhume du baroud, de chevrotine et du mortier en se l'inoculant dans le sang et celles tout proches d'une autre génération, la nôtre bien sûr, harcelée par les fantômes des pérégrinations extra-muros en quête quoi qu'il en coûte d'un asile sûr où on peut oublier nos migraines.