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Visca el Barça !

par Akram Belkaid: Paris

Une amie qui n'y entend que pouic et ploc en ballon rond m'a demandé un jour ce que signifiait l'expression «du beau football». J'ai essayé tant bien que mal de lui donner ma propre définition tout en précisant que n'importe quel amateur de foot pourrait très bien dire quelque chose de complètement différent. J'ai d'abord parlé de fluidité, c'est-à-dire d'une balle qui va d'un joueur à l'autre sans trop souvent se perdre ni être récupérée par l'adversaire. J'ai parlé de mouvements constants vers l'avant, de gestes techniques réussis comme par exemple une passe millimétrée, un contrôle en pleine course suivi d'un tir ou une série de «une-deux» qui donnent le tournis aux défenseurs. Sur un bout de papier, j'ai résumé le jeu en triangle tout en insistant sur le sentiment d'allégresse que de beaux enchaînements font naître chez le spectateur qu'il soit chez lui ou assis sur les gradins. Tout en me demandant mentalement si je ne versais pas dans la grandiloquence, j'ai utilisé les termes de chorégraphie, d'art visuel et d'harmonie. Puis, pour conclure, j'ai eu ces mots : «si tu veux comprendre ce qu'est le beau jeu, il suffit de regarder le Barça jouer».

J'ai repensé à cette discussion après avoir assisté samedi dernier à la victoire du FC Barcelone contre Manchester United en finale de la Ligue des clubs champions. Quel match ! Barça Campió (champion, en catalan) ! Ce fut un grand moment de football. Supporter du Barça depuis la grande époque de Johan Cruyff (je parle de la période où il était joueur), j'ai rarement vu une équipe jouer aussi bien. Le Barça de 1992 (entraîné par Cruyff), l'Ajax Amsterdam du début des années 1970 et le Dynamo de Kiev du milieu des années 1980 m'ont fait une impression comparable. Il y a eu aussi le Brésil du mundial de 1982 ou bien encore l'équipe de France championne d'Europe en 2000 (laquelle était bien plus agréable à regarder jouer que celle de 1998) sans oublier les bleus de Platini et Giresse en Espagne en 1982. Mais ce qui s'est passé à Wembley, samedi 28 mai 2011, restera comme l'une des grandes dates du football avec une équipe barcelonaise qui a frôlé la perfection en matière de jeu.

Que le Barça ait gagné de nombreux titres n'est pas le plus important. Ce qui compte avant tout, c'est sa philosophie de jeu que l'on enseigne aux joueurs dès leur plus jeune âge. On n'y cherche pas à gagner à n'importe quel prix. On ne casse pas les jambes de l'adversaire, on ne met pas six ou sept joueurs en défense, on s'interdit de défendre en se contentant d'attendre l'erreur de l'équipe d'en face. Au Barça, on attaque, on prend des risques et on aime garder et faire circuler le ballon. En fait, les «blaugrana» jouent au foot comme s'ils jouaient au handball. La balle tourne, on déséquilibre l'adversaire, on crée un trou dans sa défense et on marque. Aussi simple que cela !

Voici ce qu'en a dit un jour Eric Abidal, joueur présent sur la pelouse de Wembley et véritable miraculé après son opération, il y a deux mois, d'une tumeur au foie : «Cela fait des années qu'ils jouent comme ça, c'est ancré dans le club. Tous les entraînements se passent de la même manière. Il y a une règle : deux touches de balle au maximum, se démarquer, donner une solution au porteur de ballon, avoir une vision du jeu. Tactiquement, techniquement aussi, c'est motivant. Ça t'oblige à anticiper, à mieux comprendre ce qui se passe sur le terrain. Du coup, en match, quand tu as le ballon, tu sais où se trouvent tes partenaires. Devant, ils sont libres. Quand on arrive dans les 30 mètres adverses, on fait tourner ou les attaquants font la différence individuellement».

Le beau jeu ne veut pas forcément dire victoire. Et c'est là une ligne de fracture dans la grande famille des amateurs de ballon rond. A propos du Barça, j'entends d'ailleurs beaucoup de journalistes faire la fine bouche en affirmant que seul le résultat compte et que la manière n'est qu'un plus. Tous disent ne plus supporter le culte de l'esthétisme qui entoure l'équipe catalane. Bien entendu, c'est une manière comme une autre de se démarquer et de se rendre intéressant. Mais c'est aussi une manière d'encourager la médiocrité qui rend tant de championnats inintéressants.

Il y a des gens qui prétendent aimer le foot mais qui ne supportent ni la fantaisie ni la recherche du beau geste. Pour eux, le dribleur fou, le spécialiste de l'aile de pigeon et le chasseur de contrepieds ne sont que de dangereux saltimbanques qui n'ont rien à faire dans une équipe professionnelle. Ils adorent les tacles, les stoppeurs, les «guerriers», ceux qui jouent «en percussion». Et quand je les entends parler, je pense à un terrain boueux où tout le monde est en train de courir sous la pluie après un ballon à moitié dégonflé. Je me souviens ainsi de ce journaliste du quotidien Le Monde qui avait qualifié «d'insolite» l'extraordinaire but par talonnade de Madjer en finale de la Coupe des clubs champions en 1987 (*). Ne pas saisir la beauté d'un tel geste, c'est ne rien comprendre au football. C'est appartenir à ces commentateurs insipides qui ne cessent de chercher à codifier ce jeu. Pire, à le normer. Cela vient souvent, pas toujours, de ceux qui n'ont jamais joué au foot dans la rue. Qui ne savent pas qu'un petit ou grand pont, une passe en aveugle, une feinte de corps ou un râteau valent parfois bien plus qu'une victoire. On oublie facilement les scores, mais jamais les beaux gestes?

Il y a vingt-quatre ans, le quotidien Libération a organisé une rencontre entre Marguerite Duras et Platini. Le meilleur joueur français de l'époque a notamment expliqué ceci à l'écrivain : «C'est un jeu qui n'a pas de vérité, qui n'a pas de loi, qui n'a rien. Et on essaie de l'expliquer. Mais personne n'arrive à l'expliquer. C'est pour ça qu'on peut toujours parler du football, qu'on peut faire des articles, etc.» (**) Finalement, c'est peut-être cela la seule vérité qui compte. Le beau football, ça ne peut s'expliquer : ça se regarde et ça se vit surtout quand le Barça joue.

(*) Porto siffle la Coupe, Le Monde, 29 mai 1987

(**) Passage cité dans L'introuvable vérité du football, Libération, 2 décembre 2010.