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Le Grand Hiver arabe

par Naoufel Brahimi El Mili

L'Arabe nouveau est arrivé. Parti de Sidi Bouzid, bourgade tunisienne, il se rebelle contre les dictatures, il aspire à un minimum de liberté dont ses dirigeants l'ont privé et qui pourtant ont été élus plusieurs fois avec des scores hallucinants, salués par des messages de félicitations envoyés par tous les dirigeants occidentaux.

Dans sa marche vers la démocratie, l'arabe nouveau laisse derrière lui un sillon de parfum jasminé. Son grand projet d'avenir n'est autre que la construction de l'Union pour la Méditerranée, cet espace structurant la circulation des hydrocarbures du Sud vers le Nord et non celle de la population. Sans oublier l'essentiel : il est laïc. Seulement l'histoire ne s'écrit pas par des clichés imprégnés de « wishfull thinking » ni ne se vit en zappant sur les chaines d'information en continue. L'enthousiasme crée par les départs précipités des dictateurs et non des moindres, Ben Ali et Hosni Mubarak, colore en rose la vision de l'avenir du monde arabe. Alors que la post révolution peut se comparer à l'amour : deux de perdus et vingt de retrouvés.

Le printemps arabe est une expression qui idéalise des réalités très différentes et occulte certains enjeux et raisons de ces révoltes bien qu'elles aient quelques dénominateurs communs. Cette expression a le défaut de faire l'économie d'analyse des spécificités sociales et historiques de chaque pays. Il est vrai que dans un premier temps la succession assez rapide des chutes des tyrans milite en faveur de la théorie des dominos comme grille explicative de l'évolution de cette partie du monde, mais de là à parier sur le nom du prochain dictateur déchu relève de la téléréalité transposée dans les sérieux débats politiques qui font la spécificité des chaines d'information. Pour éliminer Kadhafi tapez 1 pour Al Assad tapez 2. L'ONU puis l'Otan se mettent devant leur clavier respectif, appuient sur la touche 1, désignée par la France sur les conseils éclairés de Bernard Henry Levy. Des vies sont sauvées, on s'en réjouit sincèrement. Le problème reste entier. Un politologue ni même un journaliste ne peut se convertir en bookmaker même si l'audimat est au rendez-vous. De là à croire que le printemps est la saison de déstockage massif des autocrates le pas est vite franchit par de nombreux observateurs même les plus avertis. Aussi parler de printemps c'est un contre sens car certains pays arabes entrent dans un grand hiver où la rupture avec les dictateurs se conjuguerait paradoxalement avec le maintien du vieux système. Faut-il conseiller la lecture de cette œuvre d'Ismaël Kadaré (Le Grand Hiver) pour situer le désarroi de l'Albanie de plus en plus tenue à l'écart de la protection du grand frère soviétique ? L'Europe mettra-t-elle fin à une diplomatie de connivence si elle-même perd ses repères puisque les dissidents arabes étaient trop souvent ignorés par les politiques occidentaux? Et les dirigeants post révolutionnaires, même à titre temporaire sont les produits des anciennes pratiques, ce qui réduit leur soutien populaire. Si les démocraties ne peuvent pas exister sans démocrates, les dictatures peuvent perdurer sans dictateur défini. La destruction d'un système dictatoriale ne peut se limiter à la condamnation voire le jugement des personnes symboles de l'ancien régime. Une construction démocratique est un vaste projet très consommateur de temps mais qui nécessite aussi des nouvelles idées et des ressources humaines qui souvent ont été soit passives sous le régime dictatorial et parfois même complices. A cela s'ajoutent de grandes difficultés économiques dues au chaos ambiant qui semblent s'installer dans une inquiétante durée. Il en résulte de ces révolutions une extrême situation d'insécurité comme en Tunisie où le dispositif policier accusé d'abus est maintenant relativement démobilisé ou encore des situations de guerres comme en Libye ou au Yémen. Toujours est-il que la fuite d'un dictateur ne fait pas le printemps. Le risque est que qu'une importante frange de la population finit par préférer l'injustice à l'instabilité. Sombre avenir, à l'instar des coptes égyptiens qui déplorent le retrait de la protection policière devant leurs églises sans toutefois regretter le départ de Hosni Mubarak. Du moins pour le moment. En effet le débat autour de la nouvelle constitution égyptienne a envisagé l'inéligibilité à la magistrature suprême tant des femmes que des coptes.

En définitif, le printemps arabe est un raccourcit qui mélange un complot de palais surfant sur un profond mécontentement populaire (Tunisie), des tensions intra-confessionnelles anciennes (Bahreïn et Syrie), des conflits tribaux larvés (Yémen et Libye), une gestion musclée d'une succession controversée (Egypte). Et ce dans un contexte d'où sont évacués les principes démocratiques de base mais jusqu'alors à l'abri de pressions occidentales. Les colères des rues arabes ont évidemment des causes communes qui seront explicités plus loin, mais n'entrainent pas systématiquement les mêmes conséquences. Peut-être, la matraque du policier algérien est plus efficace que celle de son homologue tunisien, question de « savoir faire » que l'on s'apprêtait à transmettre à l'autre rive de la Méditerranée? Sans parler de la redoutable baïonnette syrienne accompagnée parfois par le canon gros calibre. Les pays arabes malgré leur même distanciation avec les pratiques démocratiques, ni ne fonctionnent ni ne réagissent de la même façon, les positionnements géopolitiques différents, des sous-sols d'inégales richesses, le poids de l'armée n'est pas identique, des complaisances occidentales à géométrie variable.

Notamment des faiblesses d'un nombre de politiques européens devant une agressive diplomatie hôtelière marocaine soutenue par une batterie de Tajines mijotés à Marrakech. Tant de raisons expliquant la résistance de certains régimes voire leur arrogance. Par ailleurs, même si elle constitue une étape fondamentale, la déchéance d'un dictateur ne signifie pas automatiquement la réussite d'une révolution. Des récupérations politiciennes ou des contre-révolutions demeurent possibles. Ces incertitudes sont accentuées par le poids réel ou supposé des partis islamistes jugés partenaires incontournables par la diplomatie française.

Bien sûr qu'il est souhaitable que le monde arabe ait une destinée démocratique commune. Déjà de trop nombreuses victimes tombées sous les balles réelles des autocrates, ont pavé ce chemin. Sauf qu'il est trop long et sinueux. De Deauville, le G8 annonce 43 milliards de dollars pour consolider les aspirations démocratiques des peuples tunisiens et égyptiens. Décision et geste qui constituent une substantielle aide mais aussi un test grandeur nature quant à la bonne gestion de fonds par des administrations dont la réputation de corruption a été rarement surfaite dans le passé. Alors que dans l'Europe de l'Est post soviétique, malgré l'apparition de quelques mafias, les sommes déversées par l'Union Européenne essentiellement ont été un facteur qui a accéléré le reflux des valeurs communistes. Spécialiste des problématiques de l'Europe centrale et orientale, le politologue Jacques Rupnik a toujours expliqué qu'il est plus facile de passer de la démocratie à une forme de pays plus ou moins totalitaire que l'inverse. Ses propos s'intègrent dans les interrogations sur le devenir de l'ex Europe de l'Est suite à la chute du mur de Berlin. Malgré l'effondrement de l'Union soviétique, les éléments les plus brillants de l'ex KGB sont en place au Kremlin, plus de vingt ans plus tard. La Russie semble avoir remplacé propagande par communication. Plus moderne donc plus chic. En revanche grâce aux nombreux dissidents reconnus et soutenus, les démocraties populaires de l'Europe sont simplement devenues des pays européens. L'Union Européenne a fait les efforts nécessaires aussi bien que les Etats-Unis qui n'avaient aucune relation de complaisance avec l'ex bloc de l'Est. Juste la « realpolitik ». Et une Datcha n'avait rien de comparable avec un Riad marrakechi.

Pour certain, dans le monde arabe le mur de la peur est tombé. Restent l'inquiétude devant un avenir incertain, l'impatience devant des changements qui ne viennent toujours pas, des poudrières dans des pays plus ou moins riverains : la Libye, Le Yémen, La Syrie. Chaque région est proche d'un foyer explosif. Printemps, dites-vous. Chaque pays arabe a son parlement, la dénomination diffère, ici et là, mais les pratiques restent comparables. Un débat parlementaire est plutôt une séance de Karaoké : les députés lisent des paroles en suivant des musiques composées à l'avance et ailleurs. Si l'amusement n'est pas optimal la fiche de paie procure la joie mensuelle. Alors qu'avec le « printemps arabe » plus de Karaoké, juste des mimes sans toutefois le talent de Marceau.