Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La civilisation arrive, mon frère !

par Abed Charef

Comment reconnaît-on un homme civilisé ? C'est simple : il ne dit pas que l'OTAN et la France bombardent la Libye, mais qu'une coalition internationale mène des frappes aériennes humanitaires contre kataeb El-Kadhafi.

Il était une fois un pays au relief rugueux, au climat rude, et où les hommes vivaient au rythme de la nature. Là haut, sur les montagnes, ils élevaient des troupeaux, et dans les vallées, ils tentaient quelques cultures destinées à compléter leur maigre ration alimentaire. Dans ce pays austère, la chaleur est étouffante en été, et en hiver, la neige bloque toutes les communications, rendant impossibles la guerre et le commerce.

 Certes, quand la nourriture manquait, les hommes avaient pris la fâcheuse habitude de mener des razzias dans les vallées limitrophes, ou d'attaquer le village voisin pour récupérer de quoi tenir jusqu'à la prochaine saison. Certes, dans ces contrées difficiles, on considérait la culture du pavot comme une activité très ordinaire, destinée à couvrir la forte consommation locale et à assurer des rentrées supplémentaires grâce à l'exportation de ce produit rare. Mais la vie était ainsi faite, et les habitants de l'Afghanistan avaient réussi, pendant des siècles, à maintenir une certaine harmonie avec la nature. Et puis, un beau jour, arriva l'homme du Nord. Il ramenait avec lui le progrès, la science, la civilisation. Il promettait l'égalité entre tous, la liberté pour les femmes, et une belle vie aux enfants. Les habitants du pays découvrirent alors les immenses progrès de la technologie : hélicoptères et avions militaires, bombes téléguidées, munitions et sous-munitions, et toute la technologie destinée à mettre sous surveillance un pays tout entier. Ce fut l'occupation russe.

 Dans la foulée, arrivèrent d'autres hommes, de l'Ouest cette fois-ci, porteurs d'une civilisation encore meilleure. Non seulement ils avaient les armes et les dollars pour les acheter, mais ils maitrisaient un art supérieur à celui de la guerre : la propagande. Ils transformèrent des bandits de grand chemin en moudjahidine, et des organisations fondamentalistes en combattants de la liberté. Cerise sur le gâteau, ils envoyèrent un de leurs mythes, Rambo, vivre une histoire d'amour et de bravoure en Afghanistan. Et le résultat fut grandiose : les hommes du Nord furent battus par ceux de l'Ouest.L'histoire ne dura pas longtemps. Aussitôt les hommes du Nord partis, ceux de l'Ouest se retirèrent, laissant le pays à feu et à sang. Les anciens combattants de la liberté mirent le pays à sac, les hommes en prison et les femmes dans une double prison, avant d'inventer une nouvelle arme: Ben Laden.

 Pendant que l'Afghanistan sombrait, les hommes de l'Ouest allaient porter la civilisation dans un autre pays, l'Irak. Ils y inventèrent les frappes chirurgicales, la guerre en direct, les bombardements qui ressemblent à des jeux vidéo et le conflit autofinancé. Ils firent aussi de formidables promesses : un Etat palestinien, la démocratie en Irak, et même la liberté pour les Arabes.

Mais la civilisation ne pouvait en rester là. Elle était contrainte d'intervenir de nouveau en Afghanistan, car la nouvelle arme, Ben Laden, avait frappé. Le monde entier était devenu américain. Et l'Afghanistan avait de nouveau l'immense privilège d'accueillir les bombardiers, les drones, les forces spéciales et un nouveau concept : le Karzaï, un dirigeant d'un nouveau genre, qu'on fabrique dans les laboratoires occidentaux pour l'implanter dans les contrées non civilisées.

L'opération était si réussie que, dix ans après, non seulement l'Afghanistan en redemande encore, mais croule toujours sous les bombes, tout en menaçant d'emporter son voisin, le Pakistan. Et comme le succès était éclatant, on ne pouvait en rester là. Il fallait absolument élargir ce champ de bonheur à d'autres pays. Pourquoi pas l'Irak, où sévissait un vilain dictateur, fourbe et menteur ?

La fourberie de Saddam ne pouvait arrêter la marche triomphante de la civilisation. A menteur, menteur et demi : les grands dirigeants de l'occident ont aussitôt prouvé qu'ils pouvaient dépasser le dictateur fourbe. Ils inventèrent les armes de destruction massive, créant l'un des plus gros mensonges de l'histoire moderne pour confondre le dictateur. Et la civilisation amena de nouveau bombes, drones, guerre par satellite ainsi qu'un Karzaï, installé dans le palais de Haroun Errachid.

Depuis que la civilisation amenée par les hommes du Nord et de l'Ouest a atteint l'Afghanistan et l'Irak, ces deux pays ont enregistré plus de deux millions de morts. Ils sont aussi entrés dans un engrenage dont ils ne sortiront pas avant un siècle, car ils se sont frottés de près à la civilisation. L'Algérie, elle aussi, avait connu cette expérience. Elle a mis plus d'un siècle pour se relever des «effets positifs» d'une autre civilisation.

Mais cette fois-ci, on n'aura même pas le temps de respirer. La civilisation triomphante avance à un rythme effréné : elle est déjà à l'œuvre en Libye. A nos frontières. Où elle impose déjà ses mots et ses méthodes, en attendant ses hommes.