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La hantise de l'état défaillant

par Abed Charef

«L'axe du mal» et les «états voyous» n'inquiètent plus autant les Etats-Unis. Ce sont désormais les états défaillants qui deviennent une priorité.

Le 11 septembre a bouleversé la démarche américaine dans le domaine de la sécurité, et a progressivement fait émerger une nouvelle hantise : les Etats défaillants (state failed). Il s'agit d'un certain nombre de pays, essentiellement en Afrique et en Asie, où l'Etat central n'arrive plus à exercer les attributs traditionnels de l'état. Le résultat est, aux yeux des Américains, particulièrement inquiétant: de vastes contrées échappent au pouvoir central, et risquent de devenir une source d'instabilité majeure.

 L'exemple type en est la Somalie, qui réunit un cocktail explosif. C'est un pays où l'Etat a pratiquement disparu. Au large de la Somalie est apparue une piraterie se nourrissant de rançons et menaçant un des plus grands nœuds de navigation au monde, par où transite près de la moitié des approvisionnements en hydrocarbures des pays occidentaux. La Somalie est aussi un pays où une expérience américaine antérieure de restaurer l'ordre par la force a échoué. C'est enfin une région où sont apparus des groupes radicaux menaçant de faire allégeance à la nébuleuse «Al-Qaïda», et d'offrir un nouveau sanctuaire à cette intrigante internationale du terrorisme. Face à la Somalie, de l'autre côté de la Mer Rouge, le Yémen est lui aussi perçu avec inquiétude par les Etats-Unis. La tentative d'attentat menée par un ressortissant nigérian passé par le Yémen, la nuit de Noël 2009, à bord d'un avion assurant la liaison Amsterdam-Detroit, n'a fait qu'aggraver cette inquiétude. Le Yémen présente aux yeux des Occidentaux les premiers signes d'un état défaillant : présence de groupes armés incontrôlés, agitation régionaliste, tribale, religieuse, politique, troubles inspirés de l'étranger, etc.

 Pour les Etats-Unis, le Yémen présente une triple menace. Il est frontalier avec le premier producteur mondial de pétrole ; il contrôle un point de passage essentiel pour le commerce international, notamment les hydrocarbures, à travers le Golfe d'Aden ; il abrite des groupes armés, chiites, salafistes, fondamentalistes, taupes de toutes obédiences et autres instruments de déstabilisation, que la littérature américaine considère comme hostiles.

 Dans le prolongement du Yémen, se trouve cette vaste zone qui va de la Somalie à la Mauritanie, et qu'une abondante littérature présente comme le refuge potentiel de groupes terroristes qui voudraient s'installer dans le Sahel. L'instabilité qui y règne (Darfour, Tchad, Mali, etc.) offre un terrain propice aux ingérences étrangères, qui veulent absolument se greffer sur ce terrain.

 Autre modèle redouté par les Américains, l'Afghanistan et le Pakistan constituent un point de fixation majeur, avec des Etats faibles ou menacés de disparition. Dans ces deux pays, les Etats-Unis sont d'ailleurs partie prenante de conflits militaires sans fin. Ils ont tenté différentes méthodes pour imposer une paix qui leur soit favorable, mais toutes ont échoué.

 En Somalie, l'opération «Restore Hope» s'est terminée en débandade. Au Pakistan, de nouveaux chefs militaires américains tentent d'engager de nouvelles expériences. En Afghanistan, l'échec est si patent que les Etats-Unis, non seulement sont prêts à trouver un accord avec les Talibans, mais ils poussent le président Hamid Karzaï dans cette direction. Le chef des forces américaines au Moyen-Orient, le général David Petraus, vient encore de le réaffirmer publiquement.

 Ces échecs semblent inciter fortement les Etats-Unis à s'y prendre autrement avec ce qui constitue à leurs yeux une menace de l'après 11 septembre. Au lieu d'envahir des pays, de détruire leurs institutions pour tenter d'y greffer des systèmes inefficaces, ils veulent créer une demande en sécurité, et se présenter comme les sauveurs.

 La première expérience est déjà engagée à Haïti, là où les Américaines avaient agi autrement par le passé pour imposer un président qui leur était favorable. En apportant une aide massive et en contribuant à rétablir l'ordre, les Américains veulent se donner cette fois-ci les meilleures cartes pour réussir.

 Le Yémen risque d'être le second terrain d'expérimentation de la nouvelle démarche américaine. Ce pays est sous pression, et a besoin d'importants soutiens pour préserver son unité et sa sécurité. Arabie Saoudite et Iran interviennent déjà, publiquement ou en sous-main, dans ce pays qui présente une forte demande d'assistance sécuritaire. Et s'ils y débarquent, les Etats-Unis ne le feront pas comme occupants, selon le modèle irakien, mais comme des sauveurs venus apporter aide financière et alimentaire, et assister les autorités locales dans les tâches de maintien de l'ordre.

 C'est une méthode différente de celle de George Bush. Elle ne s'appuie pas uniquement sur la force brutale, mais sur la persuasion et la coopération. Elle vise à convaincre les pays «hôtes» à devenir demandeurs de l'aide américaine et à gagner la sympathie des populations locales. Après tout, le plan Marshall et le soutien aux dragons du sud-est asiatique ont donné de meilleurs résultats que la «baie des cochons» et les bombardements du Vietnam.

 Mais tout en préparant cette expérience, les Etats-Unis n'abandonnent pas pour autant la bonne vieille canonnière. Américains et leurs alliés de l'OTAN de manière générale, se préparent à des alternatives musclées pour faire face aux risques que présentent les Etats en faillite. Stéphane Abrial, général français qui a exercé un commandement à l'OTAN, le dit de manière explicite (1). «Les Etats faibles ou faillis sont plus nombreux, tout comme les zones dans lesquelles les pays de l'Alliance sont menacés. Cela pourrait amener l'OTAN à imposer des actions dissuasives, mettre l'accent sur une projection rapide de forces pour s'assurer de ressources vitales». C'est dit en termes feutrés, mais le fond est limpide : si un état se révèle défaillant, et qu'il est utilisé comme sanctuaire pour menacer la sécurité des approvisionnements en énergie par exemple, l'OTAN enverrait des troupes pour y pallier. Autrement dit, l'establishement américain veut bien laisser à Barak Obama la possibilité d'utiliser la séduction et la persuasion, mais à la moindre défaillance, les généraux reprennent la main pour s'en prendre aux «états défaillants» qui remplacent «l'axe du mal» et les «états voyous» dans la littérature américaine de la sécurité.

1.Le Monde du 18 décembre 2009.