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L'onde et l'escargot

par Mourad Betrouni*

Au moment où je racontais la Pointe Pescade (commune de Raïs-Hamidou) (1), pour réinventer ce réflexe d 'appartenance et raviver le sentiment de fierté parmi les jeunes de ma commune, en leur désignant les lieux d'ancrage où ils devaient puiser pour garantir la continuité, voilà que le dessein, juste esquissé, est vite rattrapé par un drame qui emporta dix enfants de mon village, en partance vers des horizons insoupçonnés à la recherche d'un rêve. Nous n'avons pas pu les retenir «physiquement», ils étaient déjà ailleurs depuis fort longtemps, la harga n'est que l'acte ultime de la partance vers ces horizons ethérés.

C'est en leur hommage et en témoignage à leurs familles, à la population de la Pointe Pescade et à tous les harragas de la Mediterranée , que je voulais publier ce texte, intitulé « L'onde et l'escargot» (2), qui aurait pu être intitulé aussi: «Harraga où l'acte ultime de la partance».

Le territoire a cessé d'être géographique et les identités se sont affranchies du carcan minéral et de l'ancrage archéologique pour se fondre et se confondre dans la fluidité des sonorités et la ductilité des ondes parfumée,s qui nous traversent et nous infiltrent, à un rythme ininterrompu, en investissant nos corps et aiguisant nos instincts les plus profonds, en quête de cette ultime communion qui réalise la nouvelle territorialité.

C'est dans les discontinuités les plus marquées où s'enchevêtrent les passions et les ardeurs les plus affirmées, que s'accomplissent ces convulsions nécessaires à la formulation de ce nouvel être collectif, dans l'affect et non la raison, dans « l'onde », loin de « la terre grasse » et de ses « escargots » (3).

Désuète notre Illusion du parfait et de l'accomplissement, l'heure est aux jonctions et aux aiguillages d'accès aux nouveaux codes de la littérature et de la poésie contemporaines. Les recompositions multiples, à l'image de cette brutalité génétique, imposée en gouvernance des flux de nos passions et nos désirs sexuels, augurent d'un nouveau monde dont les premières gesticulations nous apparaissent comme autant de préjudices et de dommages à un ordre mondial consensuel, scellé il y a plusieurs millénaires sinon des millions d'années.

Ce n'est plus dans l'imagerie monumentale, si savamment incrustée dans notre inconscient collectif, et dont seuls les poètes avertis ont la garantie de l'immunité, que s'élaborent les nouvelles esthétiques et harmonies picturales et poétiques.

Un nouveau vocabulaire conceptuel et une grammaire virtuelle sont nés pour produire ce transfert de la mémoire visuelle à la sollicitation sensorielle et émotionnelle, une nouvelle prophétie annonciatrice de rupture, pour une médiation et une communication globalisée, diasporique et transterritoriale.

C'est dans le processus et le mouvement que se conçoivent désormais les corrélations, par l'entremise des nouvelles technologies numériques de captation et de transmission de l'expérience sensible. Le Musée n'est plus le sanctuaire de la contemplation et de la sublimation de l'objet, il est le lieu de la communication, de l'échange, de la médiation et de la transmission.

Le monde est en mouvement perpétuel et le voyage virtualisé a été modulé sur la fréquence du bonheur et de la frustration à la fois, détruisant les ultimes barrières de l'immobilité. Dans ce processus de transfert d'une nouvelle morale, ultime religion, notre progéniture a vu juste en bravant les grandes avenues terrestres et maritimes à la recherche de la nouvelle territorialité.

Les nouveaux sieges de l'abstraction, établis sur une géographie vaporeuse, n'ont cessé, depuis peu, d'émettre, par bouquets alternatifs, les douces et savoureuses symphonies qui régentent nos sentiments amoureux désacralisés, en convertissant nos rêves et nos anxiétés en un gigantesque jaillissement magnétique qui vous transporte vers ces horizons éthérés où l'ont dort dans l'oubli et le renoncement le plus total. C'est le destin heureux ou malheureux de notre progéniture, arrachée dans son sommeil, à son ancrage et son enracinement terrestre, pour un voyage ou une partance, dans un défilé macabre, vers ces horizons de l'oubli et de l'indifférence.

Par obstination ou accommodement thérapeutique, les agences d'une nomenclature « nationale », ont consumé leur œuvre d'affirmation d'une gouvernance démocratique ajustée au modèle d'un Etat-Nation finissant ou en voie d'élaboration. Hélas, cet ancrage au territoire et à l'identité a été vite rattrapé par une reformulation planétaire de la gestion des affaires du monde à partir de centralités diffuses.

Non, l'ennemi n'est plus aux frontières et la guerre des tranchées a cessé d'inspirer les plus prestigieux cinéastes. Ce n'est plus à l'arpentage que se mesurent les espacements et la portée de l'action, l'adversité est conçue dans la nouvelle cartographie hormonale qui régule la distribution des flux de l'enthousiasme et de l'agressivité selon les multiples scenarios de la nouvelle gouvernance planétaire.

Nous assistons, impuissants, non pas à l'effondrement des sociétés dans ce qu'elles ont de fondamentalement biologique, mais à la décomposition de leur quintessence morale et éthique, cette substance impalpable qui a su préserver, jusque-là, leur humanité, ce « reste » que le politologue et historien Edouard Herriot a définit comme la culture dans son rapport à la mémoire et l'oubli, pour expliquer la fameuse maxime «la culture c'est ce qui reste quand on a tout oublié ». Il voulait manifestement signifier que la culture « n'est pas l'immédiateté de la connaissance: celle de la leçon apprise pour le lendemain » et qu' « elle est une longue stratification qui individualise son porteur pour une ouverture au monde au-delà de la nécessité pratique ».

Que faire, face à ce processus de désintégration « atomique » des Nations? Quelle attitude observer devant ces premières esquisses d'un nouveau modèle de gouvernance qui se met subrepticement en place sur des paradigmes qui bousculent inéluctablement les classifications établies, les cadres de pensée et les modes de gestion arrêtés ?

L'approche cognitive d'accumulation ?disons thésaurisation- du savoir et de la connaissance, qui a régenté jusque-là, l'organisation du monde du progrès, ne semble plus contenir les nouveaux matériaux de construction de cet espace œcuménique constellaire, fluidale et translucide.

Le débat est désormais porté sur l'orbite de l'affect et de la sensibilité: comment recevoir et transmettre les flux? La littérature, la poésie, la musique, la peinture, le cinéma, le théâtre et le musée constituent alors nos ultimes laboratoires et ateliers de confection du nouvel espace vital.

C'est dans les cyberespaces que la fluidité est servie dans un décor multimédia instantané et non plus dans les amphithéâtres « betonneux » convertis en garderies permanentes. La rigueur dogmatique classique de la scolastique et ses démembrements spécifiques, aussi pertinents soient-ils, ne suffit plus pour administrer les faisceaux d'information et de communication et gouverner la vitesse de leur mise en réseau.

Le temps est à la cyberculture, cette nouvelle territorialité où s'élaborent d'autres solidarités porteuses de bien être où alors de tous les dangers, selon les capacités de résilience de chacun.

Erreur, l'heure n'est pas à la production ou la reproduction, elle est dans notre aptitude à l'adaptation, à la conversion et à la création des mobilités nécessaires à la sauvegarde de notre être individuel et collectif.

*Dr

Ref.

(1) Le Soir d'Algérie des 20 et 21novembre 2018.

(2) Titre inspiré du poème «Le mort joyeux» de C. Baudelaire.

(3) In «Le mort joyeux» de C. Baudelaire.