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La dérive

par El Yazid Dib

A voir, en plus de cette déchirure dans l'un des plus importants piliers tant de la démocratie que de l'Etat de droit, d'autres craintes qui s'agrandissent au gré de l'approche et de l'au-delà du scrutin, l'on ne peut qu'alerter que la dérive est à quelques centimètres.

Outre le devoir d'enjamber la crispation des seuils de garantie des libertés politiques, le spectre du péril économique, l'angoisse de la crise sociale, les menaces transfrontalières, le tarissement de la source pétrolière et les difficiles défis qui le guettent, le pays a besoin plus que jamais d'une cohésion nationale inextinguible pour outrepasser viablement toute dérive. Sans mettre sous insouciance les préludes du chaos et la cruauté des destins tracés ailleurs, hors frontières.

Quant au conflit qui oppose la chancellerie et ses fonctionnaires, il apparait comme une partie de conflit qui oppose pouvoir et pouvoir. Seulement ces fonctionnaires ne sont pas dans le fond des fonctionnaires tout court. Ce sont des producteurs de justice. Certes l'image confrontale juges/gendarmes est insoutenable au moment où tout le monde aspire à un Etat de droit, c'est-à-dire un système où le respect de chaque pouvoir constitutionnel est un sacerdoce, plus qu'un devoir supra-légal. La dérive n'est pas à apercevoir uniquement dans l'envahissement des forces de sécurité de la Cour d'Oran, elle est déjà dans un avenir qui refuse de s'avouer incertain. Cette action musclée, impliquant un corps chargé du maintien de l'ordre public ne pouvait se justifier par nulle considération. «On déshonore la justice quand on n'y joint pas la douceur, les égards, la condescendance» disait un jour Fénelon.

Le citoyen faisant partie d'un côté ou de l'autre des « quelques éléments » du hirak n'est en rien mêlé à cette brouille qui après une revendication purement professionnelle se trouve une couverture politique réclamant l'indépendance de la justice. Longtemps considéré comme bras protecteur de tout régime, le fonctionnaire-magistrat a été des années durant sous une dépendance de prétoire. Ce n'est pas donc à la « justice » d'être indépendante mais au juge de fond, celui qui a en face deux parties et/ou plus, une loi à appliquer, une affaire à trancher et un arrêt à prononcer.

Le jusqu'au-boutisme a été toujours à l'antinomie de la concertation. « Aller jusqu'au bout » est aussi un excès dans l'exercice de certaines prérogatives républicaines. Il n'y a pas que la loi qui forme le Droit. La sagesse, le bon sens sont aussi des sources intarissables d'un certain Droit qui n'est pas forcement express. La grève a ses règles, son dépassement à sa discipline. Si les magistrats disent « basta » eux l'un des trois pouvoirs constitutifs de l'Etat, le judicaire, l'exécutif n'avait pas à empiéter sur leur platebande et de surcroit de cette manière fort désolante. Il y a des canaux plus appropriés pour régenter une telle impasse. A priori, ce sont les mutations en gros et en vrac qui auraient déclenché le courroux initial. Ensuite saisissant l'opportunité du hirak et afin d'être en harmonie du peuple pour éventuel soutien, la revendication s'est vue s'inscrire dans ce fameux rêve de l'indépendance de la justice pour aboutir après « la violation de la sacralité du tribunal » à l'exigence du départ du Ministre de la justice.

Zeghmati, s'il avait dès sa nomination bénéficié d'énormément de crédit et de capital confiance populaire et gagné la sympathie de la rue , il s'est vu p'tit à p'tit rongé tout ce qu'il avait gagné auparavant et ce au gré de ces déclarations toutes imprégnées de politique, parfois d'intimidation et d'apeurement. À ces débuts, les grandes indiscrétions des hautes méninges analytiques le donnaient comme candidat potentiel à la magistrature suprême. A ce moment là, son affiche était une parfaite symbiose pour un candidat de plein consensus. Dommage la politique pervertit même les nobles idéaux de justice, d'égalité et de bravoure. Il n'aurait pas du trop se dépenser dans la moralisation a son sens de la vie politique ce qui a permit à l'opinion publique de le prendre comme le second homme fort du régime. Ministre de la justice, garde des sceaux ; la mission est claire.

A voir, en plus de cette déchirure dans l'un des plus importants piliers tant de la démocratie que de l'Etat de Droit, d'autres craintes qui s'agrandissent au gré de l'approche du scrutin, l'on ne peut qu'alerter que la dérive est à quelques centimètres. Qu'il faudrait privilégier la sagesse et l'écoute. D'ailleurs c'est que vient de déclarer le Ministre de la justice tout en ordonnant « l'ouverture d'une enquête approfondie sur ce qui s'est passé pour déterminer les responsabilités et éviter que de tels faits susceptibles de ternir l'image de la magistrature, ne se reproduisent », il déplore « ces agissements qui ont conduit à l'intervention des services de sécurité et entraîné des incidents qui auraient pu être évités si les différentes parties avaient fait preuve de retenue ». Ainsi Zeghmati corrobore la prophétie de Fénelon qui affirmait que « La force ne peut jamais persuader les hommes »

La grande dérive ne dérive pas uniquement de cet « incident ». Elle se faufile chaque jour dans le ciel confus et ombrageux que nous produisent la rue et le discours officiel aléatoirement peu rassurant et hypothétiquement nébuleux. C'est en marchant hier soir à côté du p'tit square plongé subitement dans le noir et jouxtant ma demeure dont l'éclairage était fraîchement réalisé par une commune ténébreuse qu'en regardant j'ai cru voir quelques chose. Des ombres, des silhouettes, des tas et autres masses. En fait il y avait rien. Que le noir et l'obscurité. Là, étant tout confus, je me suis ramassé pour me dire : « quand la lumière vous manque votre vision devient une imagination ». Tel est, tel que je vois le grand square sous le ciel que nous partageons. La navigation à vue à du moins ses repères. Le sens, l'intuition et l'instinct. Si l'on perd le nord l'on s'accroche au sort comme ultime boussole. Mais là, dans ce pays le nord n'est plus l'opposé du sud ni l'est à l'ouest. C'est la tentative de brouiller sinon reconfigurer tous les points cardinaux.

L'on sent le roussi partout. Le Hirak est aussi quelque part une aubaine de règlement de compte ajourné. Ceci confirme que tout air de révolution rapporte en son élan des vents néfastes parfois violents. Au lieu de rassembler et d'engendrer la symbiose populaire comme il l'était à sa naissance, il tend ou l'on tente de le lui faire, à se diviser et créer des séparations dangereuses le plus souvent exhumées de triste mémoire. Quand l'on parle de dérive, il ne s'agit pas seulement de quelques chevauchements d'attributions, d'écrasement de dispositions réglementaires ou de collision de corps , mais de menaces au fondement à la structure étatique déjà précaire et sujette à n'importe quel éboulement comme rapporté ci-haut.

Les plus avertis des observateurs ne peuvent tracer véritablement, sans idéologie ni parti pris, ni haine, ni adoration la trajectoire que prendront les événements. Ce cri fort inquiétant, voire déroutant d'un internaute consignant : « Je suis perdu, que vais-je faire ? Je suis contre le hirak à cause des zouaves et des traitres et je suis contre ces marionnettes choisies qui faisaient partie de l'ancien régime » prouve bel et bien le désarroi des positionnements. Etre pour ou contre une chose, un fait, un discours, c'est cela qui taraude l'esprit de pas mal de gens. Cette situation de devoir choisir son camp n'est pas à caractère tout à fait naturel et n'a pas de place pour ceux qui par principe construisent leur idée ou position avant bien la survenance de l'embarras du choix. Néanmoins, par essence démocratique, liberté de conscience, d'expression et tolérance ; chacun a le droit et la liberté de croire en ce qui lui semble bon et vrai. A charge de ne pas imposer sa perception à autrui.

Croyez-vous que les élections du 12 décembre vont rapporter la lotion magique et régler tous les problèmes ? Quel qu'il soit le président issu de ces cinq candidats n'aura aucunement la totale légitimité pour pouvoir agir et vraiment à son tour d'« aller jusqu'au bout ». Il sera certes couvert par une légalité adoubée par l'instance, les medias, le conseil constitutionnel, ses partisans et le pouvoir de fait. Et puis ? Au lendemain de son consécration, il aura devant lui, la rue et ses grosses exigences, l'émergence d'une nouvelle opposition solide, le réveil en volteface des anciennes et veules oppositions. Mais l'essentiel résidera dans ce que le pays sera gouverné par un président élu, quoique mal-élu. Il aura au moins cette posture officielle et de droit qu'il est le pouvoir. De façade ou de vitrine, c'est une autre affaire. A lui seul d'être dans la mouvance du hirak, d'éluder les horions bouchés, de ramener obligatoirement à son lit idéal le fleuve détourné voilà plus de vingt ans, si ne n'est depuis l'ère des temps. Une Algérie debout dans une république d'égalité pour un peuple fidele à son histoire.