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Hirak et villes algériennes livrées à elles-mêmes

par Sidi Mohammed El Habib Benkoula*

Les vendredis du Hirak défilent, comme les Hirakistes qui brandissent des tas de messages au pouvoir en place suspecté et même accusé de ne pas vouloir céder le pouvoir aux civils du peuple, pas du sérail, dans des «villes livrées à elles-mêmes». Dans ces dernières, le spectacle est le même, partout.

Les poubelles sont déposées sous les troncs d'arbres, ou jonchent les terres-pleins. Les bordures de trottoir sont déplacées et surélevées, les lampadaires déformés par les vents, les coups de pied ou de voitures, surplombant des piédestaux qui empêchent les piétons d'utiliser leur espace, et sont même contraints de sauter sur des chaussées que de profonds semblants de caniveaux séparent des bordures qui dépassent en hauteur la surface des trottoirs. Dans de très nombreux cas, des clôtures dépassent l'alignement dans l'indifférence la plus totale d'une police urbaine, inopérante. Tout dit que l'Etat en Algérie est défaillant.

Depuis le 22 février à Oran

Des travaux de réfection de trottoirs pas fabuleux, à la va-vite, ne répondant pas comme d'habitude aux normes, qui étalent une perte flagrante des savoir-faire, et surtout une connivence attestée des autorités dans la mauvaise gestion «des villes» d'Oran.

Depuis l'ouverture du catastrophique boulevard Millenium de Temmar, pas grand-chose a changé dans le grand Oran. Un promoteur de l'immobilier plante un immeuble pas esthétique, sans aire de stationnement et des palmiers à Bir-El-Djir (commune) à l'angle d'entrée d'une coopérative immobilière des années 1980 fermant la vue à ceux qui en sortent en voiture (le palmier est devenu un haut symbole du mauvais urbanisme algérien nationalisé par un gars du Sud qui est Zoukh, très récemment ex-wali d'Alger).

En l'absence d'une réglementation qui régit en pratique les principes du projet urbain, les promoteurs narguent les habitants des lotissements de villas en érigeant d'affreux immeubles de grande hauteur grâce à l'obtention d'autorisations de construire et de lotir qui rendent nos urbanismes invivables.

Nos urbanismes sont livrés à la charognerie des hyènes du foncier, au pourvoir de mafieux qui privatisent à coups de violence urbaine tous les espaces. Les dépassements des investisseurs, petits et grands, l'incivisme avéré de tout le monde, traduisent l'inconscience des Algériens de l'importance vitale de l'espace public dans la garantie d'un Etat de justice. Sans espace public, la continuité d'un Etat de droit est peu probable.

Théoriquement, ce qui est mis à mal c'est une certaine réglementation de l'urbanisme issue de la pratique (3orfiya) qui ne protège pas suffisamment nos environnements (qu'en est-il des règles de bon voisinage ?). Ce constat, qui est loin d'être celui d'un sociologue versant dans le populisme du juvénile en plein Hirak, nous amène à déduire que l'urbanisme algérien a été réduit à une affaire d'hommes plus que de règles. Le choix des hommes, ce n'est pas qu'il n'a jamais été, mais il fut rarement judicieux. Durant ces vingt dernières années, l'urbanisme algérien est d'abord une affaire de corruption qui autorise toutes les dérives urbaines et d'urbanisme dont regorgent nos périphéries mais aussi à moindre dose nos villes européennes qui connaissent pourtant des transformations dangereuses puisque des immeubles de quelques étages sont démolis pour être remplacés par des immeubles de plus de dix étages avec aucun projet urbain en vue qui prend en compte le problème de la circulation, de stationnement, d'alimentation en eau potable, d'évacuation des eaux usées, d'ensoleillement, mais aussi de lutte contre la densification, et bien sûr la nécessaire création de jardins plantés.

Limites de l'urbanisme algérien

L'urbanisme algérien a subi la crétinisation de l'urbanisme régimentaire limité à la production de POS et PDAU qui n'ont eu d'utilité que d'enrichir les réseaux d'amis. Le pouvoir politico-administratif a préféré l'urbanisme des sociologues, des géographes, démographes qui ont mythifié les voix et voies des chiffres ayant englouti tout le monde dans le piège asséchant de l'ingénierie, et minoré le rôle des architectes dont un nombre très limité se sont démarqués par leur rejet de l'urbanisme corruptif. Aussi l'une des faiblesses de cet urbanisme, c'est de l'avoir soumis au bon vouloir d'élus illettrés. Certes, ils connaissent l'espace, mais ils n'ont pas la lucidité de le préserver des opérations passe-passe qui, ne nous en cachons pas de l'avouer, font partie de la force culturelle de l'Algérien.

En même temps, ne tombons pas dans la béatitude de celui qui rejette tout en bloc. La traversée des PUP, des PDU aux PUD des PDAU avec un dénominateur commun pour les trois derniers, qui est le POS, a permis d'équilibrer les besoins d'une période houleuse, qui s'étale des années 1960 aux années 1980, sans grands dégâts hormis ceux que l'Etat a imposés en particulier à certaines régions pour limiter leur influence, à la fois culturelle, politique, sociale mais aussi religieuse parce que ces régions sont dotées, ou plutôt étaient dotées d'une force imparable du local.

En réalité, les outils d'urbanisme algérien ont servi à déstructurer les territoires, ils ont dévalorisé l'aménagement du territoire en en faisant un alibi politique pas plus pour diffuser la laideur dans l'ensemble du territoire national, domaine dans lequel a excellé Tebboun et Temmar au nom de la priorité qui excuse toutes les dérives territoriales (quelle leçon tirer de la malheureuse ville nouvelle Sidi-Abdallah, à l'origine projet de Jean-Jacques Deluz ?). Ils ont encouragé l'étalement urbain pour instituer une véritable culture de l'accaparement foncier (le cas de la forêt de Canastel est fort). Ces outils ont introduit les populations auparavant du lieu (je les appelle avec beaucoup de précaution sociétés-du-lieu par opposition aux groupes-hors-lieu) dans la logique d'Etat de l'aménagement plus précisément technocratique, menée aujourd'hui par des jeunes inexpérimentés et connaissant très peu l'espace, alors qu'elles avaient en elles, comme une force inhérente, «la culture du ménagement des territoires» qu'elles semblent avoir définitivement perdue. Ce constat n'est pas nouveau, son expression l'est dans la mesure où elle permet de conceptualiser une situation selon laquelle l'urbanisme aussi bien théorique que pratique ou professionnel nécessite une reconsidération globale, une approche adaptée qui ne se restreint pas aux constats apparents.

Ce que nous pouvons envisager de faire

Analyser les situations sans en négliger aucune. La plupart des techniciens, surtout ceux qui ont été dans les bureaux d'études publics, répètent comme pour justifier les ratés innombrables de l'urbanisme algérien, que les villes ne s'arrêtent pas de se faire et refaire. C'est vrai, seulement il faut aussi prendre le temps de réfléchir sur un véritable projet de ville, un projet d'urbanisme qui matrice ce dernier, s'arrêter ou se permettre des moments d'arrêt pour poser les bonnes questions avant de faire quoi que ce soit.

Le diagnostic urbain est primordial et fondamental, pourtant il ne sert à rien pour le moment parce que la plupart n'en voient pas l'utilité, et parce que tout le monde est pressé de réaliser une œuvre, alors qu'une ville ou un urbanisme, c'est une affaire de vie d'individus qui n'ont pour vocation que l'aspiration de côtoyer leurs territoires (on peut voir à ce propos les travaux de Marcel Roncayolo), et pacifier les altérités, les identités.

Concrètement, on ne peut plus livrer le destin de nos villes et urbanismes à n'importe qui. Plus que jamais, l'urbanisme apparaît plus important que l'architecture. Cette dernière n'a aucun sens sans un urbanisme censé qui s'attelle au vide et au plein, et donne plus d'importance au vide qu'au plein. L'urbanisme stupide que nous poursuivons n'a aucune conscience de l'importance du vide au sens que lui prête d'ailleurs Lucrèce. L'urbanisme, pour le réussir, il faut à mon sens le confier à de véritables intellectuels tout en le démocratisant, théoriquement et pratiquement.

*Architecte-docteur en urbanisme (IUP)