Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Zoom sur l'affaire du détournement de l'avion d'Air Atlas, le 22 octobre 1956

par Amine Bouali

Il y a 62 ans, le 22 octobre 1956, s'est déroulé un épisode crucial de la lutte de Libération nationale, à savoir le détournement par des avions de chasse de l'armée française, de l'appareil d'Air Atlas, un avion navigant sous pavillon marocain, dans lequel se trouvait feu Ahmed Ben Bella et quatre de ses frères de combat, les regrettés Mohammed Boudiaf, Hocine Ait Ahmed, Mohammed Khider et Mostefa Lacheraf.

Cet acte de piraterie aérienne a modifié le cours de la guerre d'Algérie et a été, selon le mot de Ben Bella, lui-même, «un accélérateur de l'Histoire», au contraire de ce qu'a prétendu la propagande coloniale qui l'a interprété plutôt comme «la mort de la rébellion algérienne puisqu'on venait de lui couper la tête!». A l'occasion de cette commémoration, nous avons recueilli le témoignage du Pr Amine Damerdji (le frère du chahid, le Dr Tidjani Damerdji) qui était, à cette période, secrétaire de l'Etat-major de la wilaya V. «Au milieu de cette journée du 22 octobre 1956, nous rappelle le Pr Amine Damerdji, et quelques heures après le décollage à partir de la capitale marocaine, Rabat, de cet appareil d'Air Atlas, l'avion officiel dans lequel avait pris place le roi du Maroc, Mohammed V, décolla, lui aussi, de cette ville à destination de Tunis. Dans la capitale tunisienne, le souverain marocain devait rejoindre le président tunisien Habib Bourguiba afin d'entreprendre, avec ce dernier, une mission de « bons offices » auprès du président de la République française René Coty, son Premier ministre socialiste Guy Mollet (dont le programme de gouvernement était la recherche d'une paix négociée, en Algérie) et des responsables de la Révolution algérienne». «Sur le tarmac de l'aéroport de Rabat, ce 22 octobre, plusieurs centaines d'Algériens, établis dans la capitale marocaine (ainsi que des citoyens marocains), s'étaient regroupés pour saluer le départ de Ben Bella et de ses quatre compagnons.

Ils étaient venus en nombre pour manifester leur joie et leur espoir quant aux résultats des négociations que ces responsables de la Révolution allaient engager à Tunis et qui pouvaient aboutir, à terme, à «l'émancipation» de leur pays. Car le plan qui devait être discuté prévoyait une «autonomie» d'une durée de 10 ans avant l'indépendance totale de l'Algérie».

Parmi ces Algériens présents sur le tarmac de l'aéroport marocain, il ne reste, selon M. Amine Damerdji, qu'un seul témoin en vie, M. Fadhel Bouayed (le frère de M. Mahmoud Bouayed, l'ancien directeur de la Bibliothèque nationale) qui habite, actuellement, à Alger.

«Mais au moment où Ahmed Ben Bella et ses quatre compagnons s'apprêtaient à monter dans l'appareil d'Air Atlas en empruntant la passerelle, un Algérien établi à Salé et qui y exerçait le métier d'interprète, Abdelkader Rahal, l'interpella soudain avec ces mots: «dâouâ makhdouâa!» («Ça sent la trahison!»).

Ben Bella laissa apparaître sur son visage une moue d'irritation puis s'engouffra dans l'avion qui fit d'abord cap sur Palma de Majorque (dans les Iles Baléares) avant de se diriger vers Tunis, la destination finale prévue. Il fut arraisonné à mi-chemin entre ces deux villes par des avions de chasse de l'armée coloniale qui l'obligèrent, à atterrir à Alger. (Certains commentateurs ont insinué qu'ils l'auraient même abattu si le personnel navigant n'était pas composé de Français! )».

«La suite des événements apporta ainsi la preuve que l' avertissement adressé, ce jour-là, par l'interprète Abdelkader Rahal, à Ben Bella, était à prendre au sérieux. Des observateurs soutiendront, plus tard, que les services de renseignement français étaient au courant de la mission de Ben Bella et de ses quatre compagnons, comme l'auraient été également des irréductibles de la colonisation (rétifs à tout dialogue avec les nationalistes) et des acteurs de premier plan de cette péripétie de la guerre d'Algérie (tel Hassan, le prince héritier du Maroc) qui auraient été informés de ce qui se tramait pour détourner l'appareil d'Air Atlas et arrêter les responsables algériens. Mais toute la lumière n'a pas encore été faite sur les dessous de cette affaire».

«À Tunis, aussitôt connue la nouvelle du détournement de l'avion d'Air Atlas, ce fut la consternation. Au beau milieu de la nuit du 22 au 23 octobre 1956, le roi du Maroc, Mohammed V, à partir de cette ville où il était arrivé quelques heures plus tôt, appela au téléphone le président René Coty (qui était en pyjama!) et dénonça l'inqualifiable acte de piraterie aérienne qui venait de se produire.

Il proposa d'envoyer à Paris son propre fils, le prince héritier Hassan, en échange des cinq responsables algériens faits prisonniers. Le roi insista pour dire qu'ils étaient ses invités et donc sous sa protection. Le président Coty contacta à son tour son ministre des Affaires nord-africaines, Max Lejeune, un adversaire acharné de l'indépendance de l'Algérie, qui refusa de les libérer arguant du motif «qu'il les considérait comme de dangereux terroristes». Mis devant le fait accompli, le Président Coty déclara, publiquement, que « la France s'était déshonorée!». Le lendemain du rapt de l'avion, des manifestations eurent lieu dans plusieurs villes marocaines pour dénoncer cet acte de terrorisme d'Etat ».

«À Alger, par contre, on assista à un véritable « branle-bas de combat »! Après l'atterrissage forcé de l'avion transportant les cinq chefs de la Révolution, le général Lorillot (qui commandait la garnison dans la capitale) voulait les faire passer devant un tribunal militaire et les exécuter. Mais, rappelle le Pr Amine Damerdji, un acte héroïque, accompli 12 ans plus tôt par Ahmed Ben Bella, a contribué, peut-être, à lui sauver la vie (ainsi qu'à ses quatre compagnons d'infortune),». « En juin 1944, lors de la célèbre bataille de Monte Cassino, en Italie, le capitaine Offel de Villancourt, qui dirigeait les soldats nord-africains, engagés aux côtés des forces alliées pour combattre l'armée nazie et les troupes fascistes de Mussolini, fut grièvement blessé. Et c'est le jeune Ahmed Ben Bella (qui participait à cette bataille décisive de la Seconde Guerre mondiale) qui alla à son secours et le ramena à une base arrière, lui permettant d'être soigné et de rester en vie.

Aussi, dès que la nouvelle de l'arraisonnement de l'avion d'Air Atlas fut connue, ce même capitaine Offel de Villancourt (qui avait pris, entre temps, sa retraite) adressa au général Lorrillot, un télex rédigé comme suit: « Si vous touchez un cheveu de Ben Bella, je viendrai à Alger vous mettre une balle dans la tempe!». Ce télex du capitaine Offel de Villancourt, même s'il n'a pas décidé du sort des cinq otages algériens, montre en tout cas, le respect qu'avait cet officier français pour la bravoure du premier président de l'Algérie indépendante».

Le Pr Amine Damerdji nous a fait, au sujet de cet épisode du détournement de l'avion d'Air Atlas, une révélation étonnante: «Ce 22 octobre 1956, c'est mon frère, le Dr Tidjani Damerdji qui devait initialement être membre de la délégation qui allait partir à Tunis, avec Aït Ahmed, Mohammed Boudiaf, Mohammed Khider et Ahmed Ben Bella. L'avant-veille, au soir, je l'avais accompagné dans la villa de M. Ahardhane, le âmil (préfet) du gouvernorat de Rabat, où il a rencontré ces derniers. À cette époque, le Dr Tidjani Damerdji était le président de la Fédération des Algériens du Maroc.

Ce 22 octobre, sur le tarmac de l'aéroport de Rabat, la délégation s'est dirigée, d'abord, vers un premier avion mais une dame française, un peu boulotte, s'est précipitée vers les responsables algériens et leur a dit: «Ce n'est pas cet avion que vous devez prendre, c'est l'autre, là-bas!». Ensuite, au bas de la passerelle, un ministre marocain, entouré de 2 hôtesses de l'air, barra le chemin à mon frère en lui disant: «Ya hakim, (« docteur »), cet avion n'est pas pour vous!». J'aimerais préciser que le regretté Mustapha Lacheraf, qui a remplacé mon frère dans l'avion d'Air Atlas, était un de ses très proches et ce que je révèle ici n'enlève rien à ses mérites». Le Dr Tidjani Damerdji mourut en héros, en avril 1957, en tentant de traverser la ligne Morice, au nord d'Oujda. Il avait décidé auparavant de fermer sa clinique à Rabat et de regagner son pays pour participer à la lutte armée.