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Entre l'art et le social, le MuCEM raconte la Méditerranée

par Lola Gazounaud

Inauguré au mois de juin, le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée ne cache pas sa portée sociale. Etablissement culturel d'une nouvelle génération, le MuCEM souhaite créer un espace méditerranéen commun dépouillé des représentations figées qui emmurent ses populations riveraines.

Les musées ne sont plus ce qu'ils étaient. A la bonne heure! De son origine antique jusqu'au XVIIIe siècle, le musée était ce lieu clos où seuls quelques privilégiés, érudits, princes ou bourgeois, exemptés des soucis de l'existence, se délectaient dans l'art et la science. Ce n'est que tardivement que ces lieux culturels s'ouvrent au public.

Au début du XXe siècle, le musée semble conserver une empreinte élitiste. Imprégné d'un esprit passéiste, les artistes vivants ne sont guère représentés. Académique, le musée assure avant tout une fonction d'édification de ce qui a été. Mais, peu à peu, les «morts» ont perdu le monopole au profit des vivants.

LE MuCEM, UN «LIEU DE VIE»

Et le MuCEM, à cet égard, respire la vie. Si bien que le Président du musée national, Bruno Suzzarelli y voit «beaucoup plus qu'un espace d'expositions d'œuvres ou d'objets, mais bel et bien «un lieu de vie» où les rencontres, débats, concerts, projections, spectacles offrent aux visiteurs un espace de détente et d'exploration. C'est d'ailleurs pourquoi, nous dit-il, «le MuCEM abrite des tables de pic-nic, des bancs pour permettre aux visiteurs de déambuler, de contempler la mer et finalement de se laisser happer par les diverses expositions.

Nous souhaitons être une institution qui n'est pas intimidante ni éloignée de la vie des gens, et qui ne leur impose pas un regard unilatérale sur les phénomènes culturels. A cet effet, nous avons accordé une attention particulière aux détails afin de créer une convivialité, une atmosphère amicale, esquisser une manière douce et ludique d'apprendre.»

Une nouvelle génération de musées? Sans aucun doute. Pour Bruno Suzzarelli, «il s'agit d'intégrer le musée dans la cité et de lui donner une fonction nouvelle, celle qui consiste non seulement à éduquer mais aussi à être un lieu de délectation, de loisir et de plaisir, permettant ainsi aux visiteurs de s'approprier les lieux . Actuellement, les publics souhaitent voir autre chose que des thèses scientifiques à but éducatif.»

Le MuCEM, «lieu de vie« convivial? A l'instar de la Méditerranée elle-même, qui, selon Thierry Fabre, responsable des relations internationales et commissaire général de l'exposition temporaire Le noir et le bleu...Un rêve méditerranéen, est caractérisée par «un art de vivre, une façon d'être ensemble, une façon d'habiter, de manger - salutaire qui plus est. C'est une mer qui relie, au-delà du conflit, des guerres et des destructions.»

Le rêve méditerranéen de M. Fabre? «Un possible monde commun, où la fascination de la peur et de la mort, à l'image du slogan» Viva la muerte», des mouvements fascistes cède le pas à une fascination de la vie. Et de conclure: «Mon rêve méditerranéen, c'est vivre la vie, loin de la nostalgie et de l'édification de vieilles pierres.» Ainsi, on l'aura compris, le musée marseillais souhaite explorer les civilisations méditerranéennes à travers les millénaires, «à partir d'une vision qui ne soit pas rétrospective mais bien au contraire, ancrée de plein pied dans le XXIe siècle, afin de dévoiler une alternative possible au monde tel qu'il va», nous confie Thierry Fabre. «L'héritage méditerranéen est de ce point de vue-là profondément contemporain et peut constituer une alternative, qui soit fondée, comme le disait Albert Camus, sur la mesure, résultat d'une très grande tension.»

Du reste, le bâtiment de ce premier musée méditerranéen ainsi que son emplacement témoignent de cette ambition. Construit sur l'esplanade J4 de Marseille, face à la mer, le MuCEM, à l'image de sa passerelle, qui relie le fort Saint-Jean au nouveau bâtiment conçu par Rudy Ricciotti, se veut une «main tendue» vers l'autre rive, selon les mots mêmes de l'architecte. Tel un miroir, il dessine les fluidités qui, de la préhistoire jusqu'à nos jours, de Beyrouth à Cordoue, en passant par Alger et Marseille, racontent une histoire partagée et éclairent nos sociétés contemporaines, leurs sensibilités, leurs aspirations et leurs contradictions.

UNE CITE CULTURELLE EN CONTREPOIDS DES DISCOURS MEDIATICO-POLITIQUES?

Mais comment un musée national peut-il survivre aux contradictions, entre l'idéal qu'il souhaite promouvoir et la «realpolitik» qui semble davantage encline à construire des murs? Bruno Suzzarelli assume le rôle politique de l'institution. Toutefois, affirme-t-il « j'entends le terme politique non pas dans le sens de la politique politicienne mais dans le sens des affaires de la cité.

La raison d'être du MuCEM est de jeter des ponts entre les divers porteurs de culture, permettre aux gens de toute la Méditerranée de mieux se comprendre. Ce musée est d'autant plus important, qu'en France, on assiste à un repli sur soi, à une exacerbation des différences perçues comme des menaces. Dans ce contexte, le musée doit offrir un éclairage et poursuivre les débats mais de façon plus sereine.

L'exposition temporaire, Au bazar du genre: masculin, féminin, parle sans phare de la question du genre, de la femme, des orientations sexuelles dans les sociétés méditerranéennes de tradition plutôt machiste. Des sujets d'actualité brûlants tels que l'avortement, le mariage pour tous ou encore le voile et l'identité sont largement évoqués. Certains objets exposés, films et images sont d'ailleurs assez parlants, pour ne pas dire provocants» Ces partis pris auraient pu provoquer des réactions musclées du public. Bruno Suzzarelli acquiesce: «j'attendais des réactions plus violentes. Et en réalité il n'y en a pas eu. En revanche, poursuit-il, non sans humour, nous avons reçu un torrent d'emails et de messages sur notre compte facebook dénonçant une image de notre exposition.

Celle-ci représentait une torera portant des talons aiguilles et une cocotte-minute sous le bras. Cette image a scandalisé certains militants anti-corrida ! Le rôle politique et social du musée est ainsi de pacifier le débat, sans l'occulter, permettre aux gens de se parler, de trouver un point d'équilibre sans déraper dans la politique dure. Un vrai rôle de médiateur.»

«Et à partir de ce moment-là, ils ont opposé à la folie de la peur, la folie de l'homme qui rêve» (Pier-Paolo Pasolini)

La citation du poète italien, en référence aux aspirations du Printemps arabe, illustre à merveille l'état d'esprit de Thierry Fabre et d'Anissa Bouayed, commissaire associée de l'exposition Le Noir et le Bleu ...Un rêve méditerranée. Cette-dernière, construite en douze chapitres, propose de parcourir les zones d'ombre et de lumière de notre histoire commune, symbolisées par le tableau de Mirò (1893-1983), Le bleu II, qui accueille les visiteurs, au début de l'exposition.       Ce voyage, riche en symboles et émotions, s'apparente à un parcours initiatique invitant les visiteurs à affronter les pages noires de la Méditerranée: «Nous souhaitions montrer également là où ça fait mal, sans complaisance mais aussi sans brutalité. Certains s'activent à détruire les ponts en alimentant la peur. Nous, nous essayons de les construire. Le MuCEM peut être un des acteurs en faveur d'une Méditerranée réconciliée et en perpétuelle tension, tension existant entre des pôles contradictoires en mouvement. En cela, il s'oppose à la vision intégriste qui dresse des citadelles entre les individus. Il y a tellement de forces à l'œuvre qui s'obstinent à fixer des catégories essentialistes immobiles, à l'instar de l'idée répandue d'une incompatibilité entre l'islam et la démocratie. Le MuCEM, en revanche, souhaite voir émerger une Méditerranée pleinement humaine avec toutes ses faces contradictoires, qui offre une autre mesure du monde. Nous ne sommes pas obligés de consentir au monde actuel, nous pouvons sans arrêt transformer ce monde commun, nous projeter, inventer l'avenir, même si parfois cela est douloureux, comme nous le montre les révolutions dans le monde arabe.»

DES REGARDS RENVERSES

L'exposition temporaire de Thierry Fabre et d'Anissa Bouayed éclaire les relations complexes des sociétés méditerranéennes. Ces chapitres sont autant de portes qui nous ouvrent celles d'une histoire tantôt douloureuse - sans tomber pour autant dans la martyrologie ou la repentance -, tantôt joyeuse - sans jamais non plus dénier la réalité de la violence ni s'engouffrer dans la nostalgie d'un passé mythifié. Afin de sortir du récit européo-centré, chaque pan de l'histoire commune est contre-balancé par un regard renversé, et narré par une myriade de nos langues méditerranéennes: «Nous avons tenté de construire une réciprocité: lorsqu'est abordée la colonisation française, le regard européen, tout plein de la» mission civilisatrice «à accomplir est accompagnée du regard d'Abd El Kader; au moment du centenaire de la colonisation, nous illustrons l'âge d'or colonial face aux réactions de personnalités telles Bourghiba ou Messali Hadj.

Pour évoquer le 8 mai 1945, nous associons aux représentations de la fête de la libération celles plus douloureuses des massacres des manifestants algériens. En dévoilant les moments noirs, nous nous positionnons dans une politique de reconnaissance. Cela permet de ne pas faire semblant, tout en rappelant que ces pages noires ne résument pas la totalité de ce qui a été et de ce qui sera.»

LE MUCEM ET LE COUPLE FRANCO-ALGERIEN: DES ISTHMES ENTRE DEUX RIVES

Bien sûr, l'Algérie occupe une place de choix au sein du musée méditerranéen.

Ainsi, l'exposition de Thierry Fabre et d'Anissa Bouayed nous font découvrir TAG'OUT, l'installation vidéo du plasticien Ammar Bouras, autour de l'assassinat de Mohammed Boudiaf en 1992, qui illustre la décennie noire. Au chapitre suivant intitulé Traversées, il nous est donné d'admirer H-Out, «Le guide de la migration», réalisé par Zinedine Bessaï, qui transforme notre mer blanche en «mort méditerranée« pour les jeunes harragas. Mais cette aspiration humaine à détruire n'est pas l'expression d'un pessimisme qui tend vers le noir, bien au contraire, elle nous rappelle que «l'homme est fragile et malléable» et combien «notre devoir de vigilance doit être absolu», comme l'avait dit Germaine Tillion, qui a donné son nom au grand Auditorium du MuCEM. Symbole fort et teinté de bleu.

Pour Thierry Fabre, Germaine Tillion, comme Abd el Kader, sont «des isthmes entre deux rives», des boussoles qui nous ramènent vers la lumière. «Messager d'une heureuse nouvelle, le chef guerrier, poète, soufi algérien ne reste pas dans la brutalité de la confrontation, ne s'engouffre pas dans le ressentiment. Chaque génération a son rôle et ces personnages ont joué le leur.

Dans les générations actuelles, certains souhaitent déployer une marge humaine, selon l'expression de Romain Gary, diplomate et romancier français. Pour cela, il ne faut pas avoir peur des contradictions, à condition de pouvoir les dépasser dans un projet commun.»

Et dans la construction de ce projet commun, le MuCEM a désormais sa place. Dès le premier trimestre 2014, une nouvelle programmation artistique est prévue: «Alger/Marseille, aller-retour», devrait poursuivre sans doute les réflexions autour de nos mémoires partagées. A ce propos, Thierry Fabre nous confie «tant qu'on se parle, on ne se tue pas».

Du reste, les points de suspension dans le tableau de Mirò nous rappelle, s'il en était besoin, que le rêve méditerranéen est encore et toujours à reconstruire. A nous donc d'en écrire l'histoire? A l'encre bleue! Cette nouvelle génération de musées pourrait bien ouvrir la voie ... Boussole en main, il s'agit maintenant de maintenir le cap.